Jaques Dutoit, Le Journal du Jura, 17 mars 1983.
Depuis plusieurs années, les Kulturtäter qui, dans tous les domaines, s’efforcent de promouvoir une culture différente à Bienne, en programmant régulièrement des spectacles d’essai ou en tout cas hors des normes traditionnelles, se sont intéressés aussi au cinéma d’avant–garde. Ils ont ainsi déjà présenté au public biennois, non sans succès d’ailleurs, ce qui est fort réjouissant, de nombreux films expérimentaux, français pour la plupart, et ils ont invité également leurs auteurs à venir en personne les commenter et les discuter avec les spectateurs. Au nombre de leurs hôtes, il convient de signaler, jusqu’à présent, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, Teo Hernandez, Raymonde Carasco, Joseph Morder, Boris Lehman. Ce week–end, au Théâtre de Poche, après le CAC de Genève et la Cinémathèque suisse de Lausanne, ils accueillent à son tour Gérard Courant (qui n’est pas complètement inconnu dans notre ville, puisque son court métrage pour deux écrans, Restez mince, vivez jeune, y a été montré en 1980). Précisons que le programme biennois sera plus substantiel que le programme genevois et lausannois, avec notamment deux longs métrages de plus.
Gérard Courant est né en 1951 à Lyon et il vit à Paris depuis 1976. C’est aussi à partir de cette date qu’il a commencé à tourner, tout en menant, parallèlement, une activité de critique spécialisé dans le cinéma « autrement » (outre de multiples articles dans plusieurs revues, on lui doit deux remarquables livres, l’un sur Werner Schroeter, en 1982, l’autre, tout récent, sur Philippe Garrel, à l’occasion d’une rétrospective de ce cinéaste au Studio 43), ainsi que de producteur et de diffuseur de ce genre de septième art indépendant (il a en particulier créé sa propre maison de production, KOCK Production). Mis à part une incursion dans le 35 mm (Un sanglant symbole) et dans la vidéo (Antonin Artaud, correspondance avec Jacques Rivière), de même que cinq ou six tentatives en 16 mm, il a réalisé (comme ses amis Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, Teo Hernandez et Joseph Morder) la plus grande partie de ses films en super 8, parfois gonflée en 16 mm, dont il est, en France, l’un des représentants marquants. Après avoir remporté un certain nombre de prix dans quelques festivals (par exemple Belfort, Namur, La Rochelle), il est allé deux fois à Cannes dans la section Perspectives du Cinéma Français, la première en 1981 avec Coeur bleu, la seconde en 1982 avec She’s a very nice lady. Avec ce dernier film, il est allé en outre au Forum International du Jeune Cinéma à Berlin, qui s’est terminé au début de ce mois.
Son oeuvre qui comprend à ce jour 8 longs métrages, 24 courts métrages et plus de 260 plans fixes de 3 minutes chacun consacrés à des gens de cinéma ou de son entourage qui se mettent eux–mêmes en scène, nommés Cinématons, se divise, grosso modo, en trois secteurs : une partie documentaire (l’enregistrement brut de certains faits ou de certains événements, uniquement des courts métrages), une partie de réflexion sur le cinéma et sur ses modes de représentation, la partie la plus importante (tous les longs métrages surtout), et puis les Cinématons appelés à devenir le film le plus long de l’histoire du cinéma et comme une sorte de « portrait discontinu de toute une génération et, par là même, de toute une époque » (Raphaël Bassan).
Tenter de caractériser en quelques mots la recherche cinématographique de Gérard Courant n’est évidemment pas facile. On peut dire qu’elle porte avant tout sur un retour aux sources et notamment sur l’exploration du mythe hollywoodien (Marilyn Monroe ou Gene Tierney entre autres). L’improvisation y est capitale (les tournages sont toujours rapides). Au lieu, par exemple, d’une direction d’acteurs (d’actrices principalement) à proprement parler, il y a seulement une mise en situation à partir de laquelle une liberté totale est laissée aux personnages qui ne « jouent » pas, mais sont, devant la caméra, tels qu’ils sont dans la vie.
À ce propos, le réalisateur a déclaré : « Je recherche des moments qui seraient entre parenthèses dans le cinéma en général, des moments qui ne pourraient pas avoir lieu dans un film normal, puisque dans ce cinéma conforme un acteur est « chargé » et doit interpréter un personnage — jouer. Je filme ce qui n’est pas filmé ailleurs. Je commence à filmer quand les autres n’ont pas encore commencé ou lorsqu’ils ont déjà fini de tourner. »
Les films choisis par leur auteur lui–même pour être projetés à Bienne seront surtout des longs métrages (cinq sur huit). Il y aura cependant quatre petits courts métrages (de 3 à 9 minutes), déjà assez anciens, qu’on pourra voir samedi en fin d’après–midi, les quatre plutôt provocateurs ou en tout cas empreints de beaucoup d’humour, Marilyn, Guy Lux et les nonnes (1976), une pochade qui a été le point de départ de Gérard Courant dans le septième art et qui fait se succéder et se rencontrer les trois « figurants » sur une bande sonore d’Elvis Presley, L’âge doré (1978), un hommage à Francis Picabia, sous forme d’un hallucinant plan fixe de mousse dorée par les rayons du soleil couchant, Hérésie pour Magritte II (1979), deuxième volet d’une série de huit sur le célèbre peintre surréaliste et plus spécialement sur l’un de ses tableaux, La Grande famille, que la superposition de trois reproductions de tailles différentes réussit à animer en donnant l’impression d’un envol continu de la colombe, et enfin Shiva (1979), qui montre Joseph Morder s’appliquant à transformer son visage.
Pour ce qui est des longs métrages, Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier... (1979) est organisé tout entier autour de Marie–Noëlle Kauffmann. S’aventurant dans le domaine de la représentation à la poursuite de sa propre identité, elle y rencontre quatre personnes qui, chacune à leur manière, lui délivrent une clé qui lui permettra, à travers cinq séquences–initiation, dans lesquelles beauté, violence, souffrance et mort se relaient, de retrouver (peut–être) un équilibre perdu.
Aditya (1980, en sanscrit : le soleil), en cinq parties également, donc en suivant une certaine progression « dramatique », dans laquelle la durée est un élément fondamental, est comme un poème cinématographique magique dédié à un visage de femme superbe, celui de Martine Elzingre, qui, dans des paysages semi–urbains voués à la démolition, rebâtit symboliquement l’espace et surmonte (ou croit surmonter) la mort en faisant l’amour avec le soleil.
Coeur bleu (1980), qui est sa suite logique, se situe bien au–delà « d’un monde détruit, atomisé par la bombe, rasé par la pensée », à l’époque des temps futurs, « quand la vie a repris son cours ». Une belle femme encore, Gina Lola Benzina, perdue dans les montagnes pyrénéennes, y vit, selon le réalisateur, « une aventure troublante, saisissante, qui lui fait connaître toutes les peurs, l’angoisse, l’amour, et rêve éveillée que l’espace naît ici du temps, avant qu’elle ne se précipite dans un tourbillon et se dissolve dans les profondeurs du cosmos pour l’éternité. » Troisième chapitre (après Aditya et Coeur bleu) du Jardin des Abymes, la tétralogie de la décadence et de la transformation, Vivre est une solution (1980) s’attache à pénétrer l’un des derniers endroits urbains parisiens (les abords du canal Saint–Martin) « où la vie essaie de demeurer telle qu’elle fut avant que les promoteurs immobiliers, ces cannibales du XXe siècle, ne ratissent la ville, n’hygiénisent la communication ».
Enfin, She’s a very nice lady (1982), probablement, pour le moment, l’ouvrage le plus abouti de son auteur, tente de cerner les allées et venues, à New York, de deux femmes qui vont d’un extrême à l’autre, Kristin et Doreen, vivant d’un côté, en noir et blanc, quelques scènes quotidiennes, et rêvant de l’autre, en couleurs, les avatars sentimentaux de l’actrice Gene Tierney refilmée dans Péché mortel de John Stahl. « Kristin disparaît et Doreen se perd dans la grande cité. Doreen rencontre Marcel, un cinéaste, puis David, un sculpteur. Rien n’y fait, elle est absorbée et vampirisée par la lumière enivrante du jour. Elle en périt. Mais la mémoire, personnalisée par Gene Tierney, triomphe de la mort. Le cinéma peut continuer. »
Quant aux Cinématons, dont Gérard Courant est l’inventeur et auxquels son nom et son renom sont spécialement liés, ces mini–croquis muets de trois minutes, qui obligent les sujets filmés à révéler devant la caméra une partie d’eux–mêmes et « sans doute, sans le savoir, l’essentiel », une vingtaine ont été sélectionnés pour Bienne, qui seront projetés en trois fois, ceux de grands maîtres du septième art comme Godard, Wenders, de Oliviera, et ceux de personnalités ou d’amis suisses (dont les Biennois) qu’on pourra reconnaître aisément.
Rendez–vous est donc donné vendredi et samedi à tous les cinéphiles d’ici et (ou) d’ailleurs (on les espère nombreux) qui voudront bien accompagner Gérard Courant dans sa quête passionnée et passionnante sur la représentation cinématographique. Ce qu’on peut leur promettre à coup sûr, c’est qu’un plaisir sans pareil les attend, à condition, cela va sans dire, qu’ils consentent à se laisser mettre en question dans leur manière habituelle de s’abandonner à la « jouissance–cinéma », c’est–à–dire à une sorte d’envoûtement (caractéristique en définitive primordiale) dont le mérite est de nous apprendre à mieux regarder, à épuiser une image jusque dans ses plus infimes détails, et, par là même, à dépasser l’apparence pour aller vers la réalité intérieure.
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