CANNES 2020.

Gérard Courant.

Une année terrible... Un grand millésime... Là même où, 30 ans, 40 ans plus tôt, je filmais les plus grands metteurs en scène et les plus grands acteurs, on a pu assister en ce caniculaire mois de janvier 2020 (qu’il est loin le temps d’avant le réchauffement de la planète, quand le Festival se déroulait en ce joli mois de mai !) à la présentation de mes 4000 Cinématons. Dans le nouveau Palais des Festivals, entièrement construit en mer sur pilotis et décoré d’immenses reproductions photographiques de cinématonés palmés d’or (Philippe Garrel, Jean–Luc Godard, Joseph Losey, Maurice Pialat, Raoul Ruiz, Volker Schlöndorff, Werner Schroeter, Luc Moullet), une rétrospective des Cinématons (280 heures !) est présentée 24 heures sur 24 durant les douze jours du festival.
Cette rétrospective est l’unique programme du festival. « Sans doute le dernier festival », annonce Frédéric Mitterrand, le président de la plus prestigieuse des manifestations de cinéma. Le comité de sélection qui a visionné treize (13 !) films en parcourant 130 000 kilomètres à travers le monde est rentré bredouille de ses pérégrinations et n’a trouvé aucun film digne d’être présenté dans le temple du cinéma. Aussi, Frédéric Mitterrand a préféré se rabattre sur une valeur sûre, Cinématon, pour redorer un blason terni par une crise du cinéma qui, cette fois–ci, semble bien être la dernière.
Venus sur la Croisette par centaines, les cinématonés ont remplacé les habituels journalistes et, comme l’avait dit si brillamment le regretté Jean–Luc Godard, les « professionnels de la profession ». Côté profession, seuls se sont déplacés ceux qui ont le privilège de passer sur l’écran, tous les autres sont restés chez eux et suivent la manifestation à la télévision grâce au câble Cannes. Sur la plage, les cabines de bain ont été remplacées par les cabines automatiques de Cinématon. En hommage à Philippe Garrel, on a rebaptisé la plage du Carlton, Le Bleu des origines, du nom de son si émouvant film de 1979 que peu de gens ont su apprécier. Dominique Noguez trône sur un transat entouré de plusieurs centaines d’étudiants en cinéma. Notre Prix Nobel de critique de cinéma hyper–hollywoodien professionnel leur pose des questions à propos de Cinématon auxquels ils sont conviés de répondre : les gagnants reçoivent un laissez–passer permanent pour participer au ciné–marathon. La télévision locale, TV Côte d’Azur, fait un tabac en retransmettant ce jeu en direct. Philippe Sollers, un peu plus loin dans son siège roulant, explique à un parterre de retraités du cinéma, comment en l’an 1984, il réussit à faire un Cinématon à la fois sérieux et drôle. Le jury, qui devra récompenser le meilleur Cinématon, co–présidé par le presque centenaire Éric Rohmer, assiste sans discontinuer à cette projection non–stop.
Lors de la soirée d’ouverture, le sous–secrétaire d’état aux anciens combattants (du cinéma), la toujours pulpeuse Béatrice Dalle, s’est vue refoulée à l’entrée de la grande salle remplie des 2652 cinématonés encore en vie, venus découvrir le premier Cinématon, filmé en 1978 !, celui de ma concierge de l’ancien immeuble du 42 rue de l’Ouest dans le XIVe arrondissement de Paris. Ce portrait, si nostalgique, a d’ailleurs été très applaudi. Pourtant, quelques échotiers ont fait la fine bouche ! « Film désuet en noir et blanc » écrit L’Aberration. « Film muet, sociologique, ethnologique, psychanalytique et historique, bref, ennuyeux », surenchérit Le Monstre. « Encore un film du XXème siècle », lance, fataliste, Le Nouvel événement du vendredi. Il faut reconnaître que ce portrait filmé d’un autre temps est comme un menhir perdu dans une forêt de gratte–ciel. 
Le jury est composé de Joseph Morder, Gina Lola Benzina, Chantal Akerman, Galaxie Barbouth, Dominique Païni, Alain Paucard, Vincent Tolédano, Georges Le Gloupier et Danièle Huillet qui a remplacé Julia Kristeva au dernier moment après que l’écrivain eut quitté avec fracas et sans motif cette digne assemblée en ronchonnant. Parmi ces Cinématons, le jury a su couronner ceux de Jack Lang, un ancien Ministre de la Culture du siècle dernier complètement oublié, pour sa drôlerie et ses sourires, Noël Godin, pour son petit–déjeuner gargantuesque à la machette, Fernando Arrabal, pour la finesse de son regard, Jakobois, pour son érotisme mêlé de froideur et d’humour noir, Richard Bohringer pour son visage extatique et, enfin, le Cinématon du Président de la République, Laurent Fabius, pour son regard de trois minutes, les yeux fixes embrumés de larmes, sur le drapeau français flottant hors du champ de la caméra.
Parmi les portraits non–primés, le sublime Cinématon de Jean–Paul Goude, le visage peint en bleu, en blanc et en rouge, a immédiatement provoqué une réaction de Jean–Paul Gaultier venu en toute hâte de Séoul pour marquer sa désapprobation et haranguer les spectateurs : « Monsieur Goude est un triste nationaliste et ne s’intéresse qu’aux bas instincts de l’homme ». Celui de Paul Vanderstrick a été conspué. Masqué, côté visage, et, suprême provocation, côté nuque, le vénérable cinéaste belge passe son temps à tourner sur lui–même offrant deux masques en pâture à un public déchaîné. Le Cinématon du pape Pie XIII opère un retour aux origines du cinéma ; un cardinal, hors de la vue de la caméra, balance une tarte à la crème sur le visage du Saint Père qui s’en pourlèche les babines. En dépit de son érotisme torride où elle montre timidement son sein gauche, l’animatrice de télévision Juliette Bardot fait sage en regard des frasques de son arrière grand–mère. Le Cinématon de Patrick Poivre d’Arvor obtient un accueil réservé avec un portrait où notre Ministre de la Culture se cache derrière son double, une statue le représentant, et qui a fait dire à l’Académicien Jean Teulé : « Cet homme est de marbre ».
Toujours à la recherche des médias, Bernard–Henri Lévy, depuis peu converti à l’islam, qui avait brûlé un de ses manuscrits originaux devant le Palais de l’Elysée au début des années 2000, en signe de protestation de la non–diffusion de son unique film de fiction sur les chaînes de télévision, brûle désormais l’édition originale du Capital de Karl Marx qu’il venait d’acquérir au prix faramineux de 75 millions d’Euros. Dans sa volonté de se faire connaître au grand public, Alain Juppé junior offre, dans un exercice plein de dangers, un portrait qui fut à la fois sa première et sa dernière apparition au Cinéma. Prenant un revolver de sa main droite et le chargeant de la main gauche de plusieurs balles, il nous invite à l’expérience de la roulette russe. Dans un silence à couper (façon de parler) au couteau, il vise sa tempe et tire. Rien ne se passe. Soupirs dans la salle. Puis il vise le plafond et tire à nouveau. Aussitôt, un immense lustre tombe sur sa tête et le malheureux s’effondre, tué sur le coup !
Aux aurores, sur le coup de sept heures du matin, de véritables bataillons de spectateurs ivres au sortir des fêtes offertes par des cinématonés prennent la salle d’assaut et transforment une séance paisible en authentique happening. « Pas question de les mettre dehors », a affirmé Frédéric Mitterrand à Europe Soir. « Ces intrus sont des spectateurs comme les autres et démontrent la vitalité du cinéma quand les Cinématons qu’on leur propose en valent la peine ».
Devant le bar Louis et Auguste Lumière (ex–Blue Bar), deux loques humaines se battent pour un lambeau d’affiche du Dernier des hommes : Jean–Jacques Beineix et Luc Besson (2).


(1) Il s’agit du procédé inversible Kodachrome.
(2) Ce texte a été publié dans Cinémas différents, n° 4, avril 1996, puis fut repris dans Cinémaginaire, n° 10, en 1998 et dans Zeuxis, n° 14, en avril 2004. Il a écrit en 1991 en l’honneur de Dominique Noguez, à la fois pour son épilogue Cannes 1985, de son livre Éloge du cinéma expérimental (éditions Paris expérimental) et pour son roman Les Derniers jours du monde (éditions Robert Lafont). Que ces quelques pages amicalement parodiques soient considérées comme un hommage à celui qui est l’un des meilleurs propagandistes du cinéma indépendant.

 


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