CINEGRAPHIA : LA LIGNE EN MOUVEMENT - CINÉMA EXPÉRIMENTAL À LA GALERIE FLAVIANA DE LOCARNO, du 31 JUILLET AU 10 AOÛT 1980.

Cinegraphia : La ligne en mouvement, catalogue, éditions Flaviania, Locarno, juillet 1980.

Il peut paraître paradoxal de présenter une exposition cinématographique consacrée au mouvement quand on sait que – matériellement, physiquement, techniquement – par le défilement de vingt-quatre images par seconde, le cinéma est plus que l’essence du mouvement, son illusion (1). À la naissance du cinéma, que ce soit chez Lumière – chez qui c’était le plus explicite (2) – ou chez Méliès, la caméra est fixe et s’ouvre telle une fenêtre face au monde afin de l’enregistrer sur la pellicule et le représenter selon un mode particulier qui est celui de la perspective. Cette convention de la perspective, empruntée à la peinture de la Renaissance est, dans un grand nombre de films présentés dans cette exposition, sans cesse remis en question et cela, grâce à toutes sortes de procédés cinématographiques qui bâtissent un espace de représentation basé sur d’autres lois, d’autres esthétiques, d’autres philosophies. Et pourtant il semble bien, qu’aux débuts du cinéma, que ce soit chez Lumière, chez Méliès ou chez les autres cinéastes des origines, la notion même de mobilité à l’intérieur du plan ait une importance capitale. Dans cette préhistoire du cinéma où tout ce qui bouge – ou qui ne bouge pas ! – est la prise de possession d’un vide par un art nouveau, par définition : tout est mouvement.

Devant cette masse impressionnante de films, je m’attarderai seulement sur quelques exemples significatifs de cinéastes qui ont beaucoup « médité » le mouvement et les effets qu’ils produisent.

Les premiers, qui pensent le mouvement comme dynamique et comme objet du film, sont les Futuristes italiens. Et s’il est impossible aujourd’hui d’en apprécier les résultats – l’ensemble de leurs productions ayant été détruites – nous savons qu’ils explorèrent le matériau cinématographique jusque dans la « texture » et la structure même de la pellicule, la grattant, la coloriant, divisant l’image en plusieurs parties, la surimpressionnnant (3). Cette précocité étonna plus d’un historien du cinéma, témoin cette remarque de Barthélemy Amengual même si elle est empreinte d’ironie : « Le futurisme rompt avec la figuration, avec le sujet (la fable) et surtout avec le sens, ce qui est bien pour faciliter les choses » (4).

C’est dans les années 1920, autant en Allemagne qu’en France, que certains artistes plasticiens comme Fernand Léger, Viking Eggeling, Hans Richter, Walter Ruttmann, Oscar Fishinger, Man Ray, Marcel Duchamp ou Francis Picabia firent éclater le cadre trop restreint de la peinture qu’ils considéraient comme trop rigide et trop étroit. Ils réalisèrent des films qui sont allés au-delà de leurs expériences picturales et qui furent vraiment du cinéma, c’est-à-dire qui dépassèrent l’illusion du mouvement de la peinture pour créer un rythme spécifiquement cinématographique. Et, comme dans les films de Eggeling et Richter, par l’abstraction, l’illusion de la profondeur de champs, les jeux de lignes, les divisions et subdivisions du cadre-écran. Ils travaillèrent les formes en transformant la perception sensorielle et la perception visuelle. C’est cette fascination de la mobilité qui pousse les artistes plasticiens à s’essayer à une technologie sophistiquée – le cinéma – à la place, ou parallèlement, à une pratique artistique – la peinture – vieille de plusieurs millénaires.

Ainsi, à propos de son unique film, Le Ballet mécanique (1929), Fernand Léger dit que « ces mêmes objets, je les ai transposés à l’écran, leur donnant une mobilité et un rythme très calculé pour que cela fasse un tout « harmonique » (5). En ce qui concerne Marcel Duchamp, c’est à travers ses recherches sur la troisième dimension qu’il s’est intéressé au cinéma. Dans son film Anemic Cinéma (1925), par la giration de rotoreliefs, il produit des mouvements voluptueux où les cercles s’agrandissent et disparaissent pour se fondre dans des rythmes extrêmement sensuels.

Dans sa quête d’un cinéma exemplaire et idéaliste, à la fois novateur et promu aux masses, Dziga Vertov réalise L’Homme à la caméra (1929), le film prototype de l’avant-garde des années 1920. Si sa formule : « Rejeter à la périphérie de la conscience, ce qu’on appelle l’art » peut paraître ambiguë quand on connaît le perfectionnement de la recherche et le haut degré d’achèvement de ses films, elle n’est pas loin de celle d’un Karl Marx lorsqu’il affirmait que « La société qui décidera de la mort de l’art sera celle qui l’assumera tous les jours ». Dziga Vertov parfait son culte obsessionnel du ciné-oeil (la caméra voit mieux que l’oeil) en inscrivant, sur la pellicule, ce que doit être un film : utiliser toutes les possibilités offertes par la caméra, c’est-à-dire se servir de « A » à « Z » de l’alphabet du cinéma.

Si Viking Eggeling, Hans Richter et quelques autres ciné-artistes avaient ouvert une brèche historique dans l’art du mouvement au cinéma leurs successeurs poussèrent ces recherches encore plus loin.

Bien des années plus tard, des cinéastes comme le Canadien Norman Mac Laren et l’Autrichien Peter Kubelka, avec Arnulf Rainer (1956-1960), vont prolonger les travaux de leurs prédécesseurs. Peter Kubelka donne un sérieux coup d’accélérateur au mouvement en systématisant le recours au clignotement et, dans son sillage, naissent des cinéastes, tels Tony Conrad et Paul Sharits, qui élargissent ces dynamiques énergétiques. Pour cette nouvelle génération, l’image en tant que telle, a la même valeur qu’un plan dans un film « représentatif » avec un mouvement basé sur la vitesse et, comme le signale Prosper Hillairet, « Ces films exhibent le photogramme dans sa dimension statique et définissent le cinéma comme succession d’images fixes dont on peut maîtriser chaque apparition ». (6)

D’autres cinéastes, tels Michael Snow ou Ernie Gehr en Amérique, Werner Nekes, en Europe, ont plus particulièrement pensé la caméra par rapport au mouvement et par rapport au spectateur sujet et acteur du film. Chaque film de Michael Snow est l’expérimentation linguistique et perceptive d’une possibilité d’utilisation du mouvement de la caméra : le panoramique (Back and Forth, 1969) (7), le panoramique circulaire (Standard Time, 1967), le zoom avant (Wavelength, 1967), l’image fixe (One Second in Montréal, 1969), les boucles, spirales, balançoires, vrilles (La Région centrale, 1971).

Le spectateur de La Région centrale (8) est rapidement déboussolé par la « danse » et les « pirouettes » de la caméra : la matière (la roche, la terre, les lichens) se délaye, les points de fuite disparaissent, les lignes colorées se dissolvent instantanément sans que le regard puisse esquisser la moindre parade, la pensée perd son équilibre, la perception est bouleversée. Le degré zéro du mouvement est atteint dans un exercice minimal qui n’a pas, depuis, trouvé de successeur et d’équivalent.

Werner Nekes a choisi le titre de son film Makimono (1974) en référence aux peintures japonaises de paysages sur rouleau, à propos desquelles Sergueï Eisenstein (9) disait qu’elles sont les précurseurs de l’idée de mouvement (le panoramique) au cinéma. Avec une caméra qui glisse et balaye de plus en plus vite sur des paysages d’automne, Werner Nekes réussit, par la conjonction de la surimpression, du fondu enchaîné et du panoramique, à créer une image qui fait immédiatement penser à la peinture (la lumière, le « coup » de pinceau) de certains peintres impressionnistes, tels Sisley, Pissarro, Monet et les premiers Cézanne. La fin du film surgit sur le mode orgiaque : par un délire de mouvements et de couleurs que la caméra dilue à foison.

Que la caméra soit virevoltante (chez Jonas Mekas), que l’image se désintègre (Chromaticité 1 de Patrice Kirchhofer), s’entrechoque (La Muerte del Toro de Marcel Hanoun), soit ralentie et gelée dans l’espace (Gradiva de Raymonde Carasco), décomposée (Vestibule de Ken Kobland), chaque cinéaste invente de nouvelles formes et, par la recherche de rythmes nouveaux et par la dynamique du mouvement, on assiste à une certaine renaissance du Cinéma que le Parlant avait singulièrement mis sous l’éteignoir de ses bavardages. (10)

LES CINÉASTES DONT LES FILMS SONT PRÉSENTÉS

AU 1er FESTIVAL D’ART VIDÉO DE LOCARNO

(SECTION CINÉMA EXPÉRIMENTAL)

JEAN-MICHEL BOUHOURS

Jean-Michel Bouhours est né en 1956 à Brou (Eure-et-Loire). Avec ses six films, il a créé un cinéma qui, comme le soulignait Paul Sharits, a certaines parentés avec le cinéma structurel américain. Rythmes 76 a été primé au Festival de Toulon.

Principaux films : Rythmes 76 (1976), Chronoma (1977), Intermittences non régulées de E.J. Marey (1977-1978).

RAYMONDE CARASCO

Raymonde Carasco est née en 1939 à Carcassonne. Auteur de trois films, elle est enseignante de cinéma à l’université de Toulouse. Son premier film, Gradiva (1978), d’après la nouvelle de Jensen, a été réalisé avec l’aide de Bruno Nuytten, l’un des meilleurs chefs-opérateurs du cinéma contemporain, celui notamment de Marguerite Duras. Raymonde Carasco a publié également un livre en 1979 : Hors-cadre Eisenstein (éditions Macula).

Principaux films : Gradiva (1977-1978), Tarahumaras 78 (1979), Tutuguri Tarahumaras 79 (1980).

GÉRARD COURANT

Formé par les ciné-clubs et la Cinémathèque Française, Gérard Courant a réalisé une trentaine de films depuis Marilyn, Guy Lux et les nonnes en 1976. Sa problématique essentielle est basée sur la représentation des visages (leur beauté, leurs émotions, leurs masques, leurs souffrances). Il a réalisé plusieurs longs métrages : Urgent ou à quoi bon exécuter des projets puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante(1977), Aditya (1980), Coeur bleu (1980) et, depuis 1978, Cinématon, le film d’une vie, qui est une anthologie de portraits de cinéastes et artistes.

MARCEL DUCHAMP

Le peintre Marcel Duchamp est né à Blainville en 1887 et il est décédé à Neuilly-sur-Seine en 1968. C’est à travers ses recherches sur la troisième dimension que Marcel Duchamp s’est intéressé – avec l’aide de Man Ray – au cinéma. Un premier essai, en 1920, filmé à New York, fut détruit lors du développement. Anemic Cinéma, réalisé en 1925-1926, est son unique film. Dans ses entretiens avec Pierre Cabane (éditions Pierre Belfond), Marcel Duchamp parle du cinéma comme d’un amusement.

CLAUDINE EIZYKMAN

Claudine Eizykman est l’une des cinéastes les plus radicales et les plus représentatives du cinéma expérimental en France. Avec Guy Fihman et quelques autres cinéastes, elle a fondé la Paris Film Coop en 1974, puis créé l’excellente revue Melba. Elle est enseignante à Paris VIII et son livre, La jouissance cinéma (éditions 10/18), a connu un succès certain dans l’avant-garde et même au-delà.

Ses principaux films : Maine Montparnasse (1972), V. W. Vitesses Women (1974), Bruine Squamma (1972-1977), Moires Mémoires (1972-1978).

MARCEL HANOUN

Né en 1929 à Tunis, en Tunisie, à une époque où ce pays était territoire français, Marcel Hanoun est un des cinéastes d’avant-garde français les plus originaux qui oeuvrent en France. Il a réalisé ses premiers courts métrages dès les années cinquante et Une simple histoire (1957-1958), son premier long métrage, fut primé au Festival de Cannes. Jean-Luc Godard, dans Arts, écrivit alors une critique très élogieuse du film. Tout le cinéma de Marcel Hanoun est un travail sur le langage cinématographique qu’il explore de films en films. Pas moins d’une vingtaine de courts et une dizaine de longs métrages complètent une filmographie où l’on peut retenir quelques bijoux, tels Octobre à Madrid (1964-1965), L’Authentique procès de Carl Emmanuel Jung (1966-1967), L’Été (1968), L’Hiver (1969), Le Printemps (1971) ou L’Automne (1972).

Depuis le mois de juin et jusqu’à la fin de l’été, la Cinémathèque Française présente une exposition des photographies de Marcel Hanoun, intitulée Repérages.

PATRICE KIRCHHOFER

Bien qu’il ne soit âgé que de vingt-sept ans, Patrice Kirchhofer filme depuis une dizaine d’années. Il a réalisé une dizaine de films dont sa série Sensitométries qui reçut le prix de la Critique au Festival de Toulon 1976.

Principaux films : Sensisométrie I à VII (1973-1976), Modulation de fréquence P.P.U. (1977), Chromaticité 1 (1977), Densité optique (1978), Décembre 1979 (1980).

CHRIS MARKER

Le cinéma de Chris Marker oscille entre la fiction et le documentaire et il est fortement teinté d’autobiographie et de politique. Son chef d’oeuvre, La Jetée, est – à l’exception d’un seul plan de prise de vue réelle – composé exclusivement de photographies.

Principaux autres films : Les Statues meurent aussi (1953), Dimanche à Pékin (1956), Lettre de Sibérie (1958), Description d’un combat (1961), Cuba Si (1961), Le Joli mai (1963), Le Fond de l’air est rouge (1977).

JONAS MEKAS

Jonas Mekas est né en 1922 en Lituanie et, durant la deuxième guerre mondiale, il est envoyé avec son frère Adolfas dans un camp de travail en Allemagne, pays où il restera jusqu’en 1949. À cette date, les deux frères émigrent à New York. Jonas Mekas achète une petite caméra 16 mm Bolex avec laquelle il commence à filmer des fragments de la réalité : c’est la naissance de son célèbre journal filmé qu’il poursuit aujourd’hui.

Au milieu des années cinquante, il crée la revue Film Culture, puis au début des années soixante avec d’autres cinéastes indépendants américains la Film-Makers’ Cooperative.

Principaux films : Guns of the Trees (1961), The Brig (1964), Diaries, Notes and Sketches (1969), Reminiscences of a Journey to Lithuania (1972), Lost, Lost, Lost (1976).     

JACQUES MONORY

Jacques Monory est né en 1934 à Paris. Il est l’un des artistes plasticiens les plus talentueux de ces deux dernières décennies. En 1968, parallèlement à une série de tableaux intitulée Meurtres, il a réalisé Ex. En 1974, Jacques Monory a fait un deuxième film, Brighton Belles.

WERNER NEKES

Werner Nekes est né en 1944 en Allemagne. Il est l’un des cinéastes expérimentaux européens les plus marquants, les plus inventifs et les plus rigoureux. Il a prolongé – et même dépassé ! – les recherches des cinéastes structurels américains. Basés sur une reconsidération de l’espace de la représentation et sur la vitesse hyper-rapide du déroulement des photogrammes, ses films sont toujours très réussis et annoncent, peut-être, le cinéma de demain.

Principaux films : Jüm Jüm (1967), T-Wo-Men (1972), Diwan (1973), Makimono (1974), Lagado (1976), Amalgam (1976), Mirador (1979).

MAN RAY

Le peintre et photographe américain Man Ray est né à Philadelphie (États-Unis d’Amérique) en 1890 et il est décédé à Paris en 1976. Il a réalisé quatre films : Le Retour à la raison (1923) à la demande de Tristan Tzara, Emak Bakia (1927), commandité par Arthur Wheeler, L’Étoile de mer (1928), provoqué par un poème de Robert Desnos et Le Mystère du château de dés (1929) mécèné par le vicomte de Noailles.

PAUL SHARITS

Paul Sharits est né en 1943 à Denver, dans le Colorado. Peintre et cinéaste, il a réalisé environ vingt-cinq films. Avec Snow, Conrad, Gehr et quelques autres cinéastes, il est l’un des principaux acteurs du cinéma structurel américain des années soixante. Sharits pousse l’art du clignotement jusqu’à ses limites.

Principaux films : Piece Mandala (1966), N : O : T : H : I : N : G (1968), T,O,U,C,H,I,N,G (1968), Epileptic Seizure Comparison (1976)

UNGLEE

Unglee est né en 1954. Depuis Sixième étage (1976), Unglee, ce Français au nom anglicisé, a réalisé cinq autres films dont C’est fou (1977) et Chérie que veux-tu ? (1978), qui reçut le grand prix du Festival de Belfort en 1978. Volontairement narcissiques et semblant sortis d’un magazine de mode, ses films ne manquent jamais d’humour.


(1) « Le cinéma, c’est toujours quelque chose de plus », affirmait George W. Antheil dans Une approche ethnographique du cinéma d’avant-garde new yorkais, paru dans Cinémas d’avant-garde, n° 10/11, de la revue Cinémaction, dont le numéro fut dirigé par Raphaël Bassan et Guy Hennebelle, éditions Papyrus (39, Boulevard Magenta, 75010 Paris).

(2) Je n’oublie pas les premiers travellings en train ou en bateau filmés par Lumière dès 1896.

(3) Voir Éloge du cinéma expérimental de Dominique Noguez. Éditions Centre Georges Pompidou, Paris, 1979.

(4) In Cinémas d’avant-garde, déjà cité.

(5) In Cinéma dadaïste et surréaliste, ouvrage collectif. Éditions Centre Georges Pompidou, Paris, 1977.

(6) In Cinémas d’avant-garde, déjà cité.

(7) Se lit Back and Forth (en arrière et en avant).

(8) Michael Snow :« Quelques fois, c’est la salle qui bouge de haut en bas, de droite à gauche ». Entretien avec Gérard Courant. Art Press, n° 25 (30, rue Saint Dominique, 75007 Paris).

(9) In La non-indifférence nature, éditions 10/18, Paris.

(10) Jean-Luc Godard partage le même point de vue dans Les Cahiers du cinéma, n° 300, dans son texte Leçons du donneur. C’est un numéro pensé, dialogué, composé, monté, bref mis en scène par Jean-Luc Godard.

 


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