HISTOIRE DE LA NUITde CLEMENS KLOPFENSTEIN.
Cinéma 81, n° 267, mars 1981.
Même si Histoire de la nuit est une réussite qui en fait un des films les plus envoûtants de l’année, on peut dire sans trop se tromper que Clemens Klopfenstein est passé tout prêt du chef d’oeuvre. À partir d’un sujet singulier – filmer les rues, les monuments, les places, les lieux publics de nombreuses villes d’Europe exclusivement la nuit – le cinéaste crée un univers fascinant d’autant plus que cet univers est mêlé d’étrangeté et que Klopfenstein refuse de préciser les lieux qu’il filme.
Sans aucune transition, il passe de Belfast en Écosse, de Berlin à Varsovie, de Tchécoslovaquie à Stockholm, d’Angleterre en Italie, de Grèce à Bâle avec une facilité qui déroutera les adeptes d’un cinéma didactique. Le seul lien établi entre ces univers à première vue dissonants, c’est la nuit. La nuit qui emmitoufle le réel pour en extraire le suc d’une réalité nouvelle (lisez : cinématographique), effrayante et douce, traquée et pulpeuse, transitoire et suspendue au rasoir du jour.
Pour en arriver là, Clemens Klopfenstein a passé huit ans de sa vie et cent cinquante nuits de tournage à travers l’Europe. Cette constance dans l’effort et cette persévérance émeuvent. Comme émeut le vide comblé par la caméra sautillante du cinéaste.
Dans un montage fort délicat, il mêle les images de villes hétéroclites et rassemble les pièces d’un puzzle dont les éléments sont écartelés aux quatre coins de l’Europe. C’est ainsi que le cinéaste a voulu son film et il ne s’agit pas ici de remettre en question un parti pris captivant qui structure la mise en scène de quelques riens – l’écoute du silence, le vide des lieux, quelques voitures et passants, les militaires de Belfast, une boîte de nuit, le déblaiement de la neige – pour les convertir en une somme de signes repérables : la non-communication, la jouissance de la nuit, l’ennui réinjecté dans la contemplation, l’attente, l’enfermement, voire une certaine forme de claustration.
On se dit alors que le film aurait pu être encore plus grand (il est attirant et intrigant, c’est déjà ça !) si Clemens Klopfenstein avait limité son objet – et, par là même, épuré sa mise en scène et son propos – à une seule ville, à une seule nuit, voire à une seule action. Comme la séquence finale de la neige dont la blancheur ostentatoire lutte fermement avec le noir et le gris de la nuit. Dans Hôtel Monterey, Chantal Akerman avait filmé durant douze heures d’affilée la nuit jusqu’au lever du jour, la vie (ou ce qui en restait !) d’un hôtel. La concentration du tournage, l’unité de lieu et d’action conféraient au film une force époustouflante et une émotion terrifiante. Si je convoque Chantal Akerman (et également Ozu, voire Marguerite Duras) c’est que la cinéaste belge dit à peu près la même chose que Klopfenstein, une rigueur et un projet solide de mise en scène en plus.
Exemple : chez Clemens Klopfenstein, tenue à la main par le cinéaste, la caméra ne sait pas toujours se fixer et ses légers frémissements dans le noir défavorisent la contemplation visiblement recherchée. Les plans mériteraient souvent de durer davantage afin d’émettre des vibrations suractivées, en un mot, et c’est l’une des petites faiblesses du film, c’est la défaillance d’un point de vue inébranlable qui provoque un affaiblissement certain de la fiction pour un film qui en a tellement besoin.
Vous me direz : « Vous êtes en train de faire votre film alors que nous parlons de celui de Clemens Klopfenstein ». Je vous répondrai : « Oui, mais qu’est-ce d’autre que de regarder activement un film si ce n’est pas de le transformer par notre regard, lui-même sous-tendu par notre culture, nos goûts et nos idées ? »
Il reste de ce film – et en cela ce sont ses qualités premières – un noir et blanc merveilleusement bien adapté à la situation kafkaïenne qui est la sienne et un goût des lieux que le cinéaste a choisis brillamment malgré les périls inhérents à ce type d’appréhension de la réalité. Les cinéastes français, bien timorés en ce domaine, en savent quelque chose.
Gérard Courant.
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