A FOREIGN AFFAIR (LA SCANDALEUSE DE BERLIN) de BILLY WILDER.

Cinéma 81, n° 274, octobre 1981.

En vérité, la fonction que Lubitsch reconnaît au cinéma est la plus évidente et la plus essentielle qui soit : un chat n’est jamais un chat, une action ou une situation peuvent en cacher une autre car il faut se méfier des apparences. Et c’est bien la raison pour laquelle un film comme To be or not to be est irracontable. Le cinéma, pour Lubitsch, est tout entier inscrit dans l’art des apparences. Il favorise la loi des contraires, bénit les rebondissements qui sont les conséquences de cette virtuosité des inversions que l’on retrouve dans la matière même du cinéma. Le positif (l’image) et le négatif sont les deux mamelles indispensables et nécessaires pour que fonctionnent et se perpétuent la machine-cinéma.

Et si je commence ma critique de La Scandaleuse de Berlin de Billy Wilder par l’éloge de Lubitsch, c’est que Wilder est le plus lubistchien de tous les cinéastes. Pas seulement parce que Lubitsch le sortit du gouffre au moment où, venant de Berlin, Billy Wilder fut à Hollywood attaché à de basses besognes, pas seulement parce qu’ils ont en commun un humour dérangeant et, surtout pour Wilder, virulent, pas seulement parce qu’ils sont tous deux Viennois (ils n’étaient pas les seuls !), pas seulement, enfin, parce que Wilder collabora à plusieurs scénarios de Lubitsch mais bien surtout parce qu’il a été le seul (je n’oublie pas le Welles de F for Fake) à bien utiliser des recettes dont il faut déplorer aujourd’hui que, malgré leur succès, elles sont tombées en désuétude. S’il faut absolument chercher un héritier à Lubitsch, c’est bien Wilder qu’il faut convoquer et non pas Max Ophüls dont les parentés, essentiellement viennoises, avec l’oeuvre de Lubitsch sont beaucoup plus folkloriques, avec l’oeuvre de Lubitsch que cinématographiques. Bref, depuis la première ligne de cet article, je ne parle que de mise en scène et de rien d’autre.

Mais La Scandaleuse de Berlin, c’est avant tout Marlène. Déesse sternbergienne, elle est, par sa facilité à se travestir, un personnage lubitschien, donc wildérien, par excellence. Petite parenthèse. Il faut la voir dans Angel (1937) de Lubitsch et dans Desire (1936) de Borzage, supervisé par Lubitsch. Curieusement, Lubitsch n’utilise pas tous les ressorts de son talent et de celui de Marlène pour faire de l’ange sternbergien ce personnage caméléon et dérivant d’un sexe à l’autre. La raison ? Très marqués par Marlène, les réalisateurs et Marlène elle-même tenaient, à n’en pas douter, à offrir et à modeler une nouvelle image de la star. Premier travelo de l’histoire du cinéma, il n’en fallait pas plus pour que Billy Wilder s’intéressât à Marlène et lui offre un rôle qui la rajeunit de dix-huit ans. Elle réinvestit un personnage de femme fatale chanteuse de cabaret pendant que l’action se situe à Berlin.

Il faudrait être sénile et amnésique pour oublier cet ange qui traversa la nuit bleue de Berlin avant que le Reich ne sombre dans l’infamie, la terreur et l’anéantissement. C’est justement sur des images d’un Berlin détruit, pulvérisé, presque supprimé, vu d’un avion rempli de députés du congrès américain qui viennent enquêter sur le moral et la morale des troupes américaines d’occupation que le film s’ouvre, saisissant. On en a le souffle coupé. Avec une équipe réduite, Billy Wilder avait filmé les scènes d’extérieur pendant l’été 1947 précédant le tournage. Et tout le monde crut que le film avait été mis en scène dans l’ancienne capitale du Reich.

Parlons du jeu de Marlène. On lui reproche d’être glacé, d’en faire le moins possible pour s’agglutiner le maximum de mâles. D’en rajouter dans le balancement de ses faux cils. D’être trop brillante dans un film mettant le doigt sur la pénurie, elle qui n’a plus rien si ce n’est des décombres qui envahissent sa chambre. Moi, je l’adore telle qu’elle est. Vous la trouvez trop sensuelle quand elle chante Illusions ? Mais quoi, le sujet du film n’est-il pas : c’est un scandale de chanter sur les ruines de Berlin. Et j’avoue que je n’ai jamais cru autant à une nazie, après la débâcle et la défaite, qu’en voyant cette Berlinoise anti-nazie exilée en Amérique sortir chaque nuit des décombres pour y chanter langoureusement l’amour et l’espoir, Black Market et autres Ruins of Berlin. Je n’ai jamais cru autant à Berlin pulvérisé par les bombes américaines qu’en voyant ce film américain tourné par un ancien Berlinois d’adoption. Wilder sait nous montrer les choses et les personnages comme si nous les connaissions depuis toujours.

Le bas qui sort de la poche du capitaine John Pringle (John Lund), la jeune député naïve (Jean Artur) draguée par deux soldats américains, le baisemain de Hitler à Marlène dans des actualités reconstituées, la cave aménagée en boîte de nuit, la maison d’Erika von Schlütow (Marlène), nous les gobons comme s’il s’agissait d’une comédie légère traitant du passé alors que la caméra de Wilder dévoile une tragédie dont les cendres ne sont pas encore complètement éteintes.

Et pourtant, Marlène ne faillit pas participer à cette entreprise car le fait qu’Erika ait appartenu au parti nazi lui déplaisait. Dans un premier temps, elle refusa comme elle refusa un peu plus tôt le rôle principal des Portes de la nuit de Marcel Carné invoquant qu’elle avait « remarqué que plusieurs scènes montrent des aspects négatifs de la vie sous l’occupation et contribuent à créer une ambiance qui constitue une mauvaise propagande vis-à-vis du reste du monde ». C’est seulement quand elle découvrit les bouts d’essais tournés avec June Havoc qu’elle donna son accord à Billy Wilder.

Son interprétation, comme je l’ai dit, est inoubliable. Son jeu a la pureté d’une épure. Certaines séquences (dans l’appartement, dans le cabaret) ont l’élégance et le trouble des films de Sternberg même si l’association Sternberg/Dietrich n’a jamais pu être égalée. Et si elle reprend certains effets de la période Sternberg, c’est pour les dépouiller de tout ce qui en atténuait l’efficacité. Elle n’a jamais été aussi bonne que depuis The Devil is a Woman (La Femme et le pantin) et elle fera encore mieux dans Rancho Notorious (L’Ange des maudits) de Fritz Lang et dans Witness for the Prosecution (Témoins à charge), son second film avec Billy Wilder.

Ceux qui n’ont pas vu Marlène chanter Ruins of Berlin, John Lund échanger au marché noir un gâteau contre un matelas pour sa femme fatale devant la porte de Brandebourg ou de je ne sais plus quel Kudam ou Zoo, ceux qui n’ont pas vu à ce moment que Billy Wilder se joue du drame et de la comédie comme John Wayne et Janet Leight jouaient à s’envoyer dans les airs dans Jet Pilot (Les Espions s’amusent), le plus wildérien – à moins que ce soit le plus lubitschien ! – des films de Sternberg, et bien, ceux-là doivent courir pour aller voir Marlène jouer les enjôleuses dans l’ancienne propriété privée d’Adolf Hitler !

Gérard Courant.

 


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