RENDEZ-VOUS D’ANNA + MESSIEURS HARA ET KIRI REFONT LE CINÉMA (SUR LES RENDEZ-VOUS D’ANNA + FLAMMES)

Date : 01/11/1978

Nous sommes à l’Empire. Le Festival de Paris bat son plein et le public vient de plus en plus nombreux. Après chaque séance, le bar est pris d’assaut où s’agglutinent des grappes de cinéphiles (attention, à ne pas approcher sous peine de contagion). C’est le grand brassage des idées, le monde est refait plus vite qu’on a le temps de l’écrire. C’est ainsi que Messieurs Hara et Kiri ont eu tout le loisir d’échanger leurs points de vue sur les films qu’ils ont vus. M. Hara vient d’assister, coup sur coup, aux projections des Rendez-vous d’Anna de Chantal Akerman et de Flammes d’Adolfo Arrieta. Pour lui, le choc – la commotion même – est violent. M. Hara est proche du K.O. C’est donc pas tout à fait remis de ce traumatisme cinématographique, dont les séquelles peuvent être longues, qu’il rencontre M. Kiri, rayonnant, sortant d’une deuxième vision du film d’Arrieta, qu’il trouve encore plus envoûtant que lors de la première projection.

Monsieur Hara : Monsieur, il y a quelque chose qui ne va pas dans le cinéma.

Monsieur Kiri (feignant l’étonnement) : Ah bon ?

M. Hara (sérieux) : Si le cinéma continue dans la voie qu’il est en train de prendre, je ne poserai plus jamais mes fesses sur un siège de cinéma.

M. Kiri (hilare) : Ah, le Cinéma !

M. Hara (sombre) : Oui monsieur, quand on voit des films comme Les Rendez-vous d’Anna ou Flammes (je ne parle même pas de cinéma underground, car là...), on se demande bien ce que l’on est venu faire. Je ne veux plus perdre mon temps.

M. Kiri (amusé) : Avec le temps va, tout s’en va...

M. Hara : ...Vous n’êtes pas sans savoir que la fréquentation des salles de cinéma est en baisse, les spectateurs s’emmerdent et même certains critiques de cinéma courageux ont appuyé sur le signal d’alarme. Ça ne peut plus continuer.

M. Kiri : Vous savez, la critique...

M. Hara (tenace) : Tenez, dans un journal aussi sérieux, aussi respectable que Télérama, on sait prendre ses responsabilités. Certains ont eu le courage de dire très haut ce que tout le monde pensait tout bas. Gilbert Salachas parle « d’indifférence », « d’ennui », à propos du film de Chantal Akerman...

M. Kiri (hypocrite) : ... Mieux, concernant la lenteur du temps qui s’écoule, il a trouvé une formule qui est tout à son honneur : « Un montage de diapositives manipulé par un opérateur distrait qui s’attarderait sans raison sur certaines images ».

M. Hara : Quel talent, ce Monsieur Salachas !

M. Kiri : C’est vrai, ça.

M. Hara : Pourquoi vouloir torturer à tout prix les spectateurs innocents avec des plans fixes interminables, pourquoi imposer cette durée alors qu’il serait si facile de fragmenter le récit, de raconter une histoire « normale », claire, facile à comprendre ?

M. Kiri : Dans ses premiers films, Louis Lumière agissait à la manière de Chantal Akerman, tournant des « petits » films en un seul plan fixe.

M. Hara (surpris) : ? ...Ah bon !

M. Kiri : Avez-vous entendu parler d’Empire, le film d’Andy Warhol, plan unique de 8 heures de l’Empire State Building, filmé du coucher au lever du soleil ?

M. Hara (épouvanté) : ? ? ...C’est affreux...

M. Kiri : ...Connaissez-vous La Région centrale, ce très beau film de Michael Snow ? Snow présente un éventail de tous les mouvements possibles d’une caméra gyroscopique qui filme 3 heures durant l’un des plus vieux sols de notre planète au nord du Canada. Pendant 3 heures, pas un être humain à l’horizon. De la toundra, de l’herbe, de la terre, de vagues collines...

M. Hara (horrifié) : C’est terrible, ce que vous me dites. Vous voulez me faire peur, n’est-ce pas ? Je refuse votre procédé qui repose sur la provocation.

M. Kiri : ? ? ?

M. Hara (offensé) : Monsieur, c’est scandaleux. Il faut arrêter ça. Les Français ne sont pas fous. Ils préfèrent voir Louis de Funès, Fernandel ou Autant en emporte le vent. Des films qui leur permettent de rêver, de s’évader, d’oublier leurs soucis quotidiens, même si le rêve ne dure que 1 heure 30, plutôt que de se risquer à voir des films à la « prétention esthétique » pratiquant « un certain terrorisme intellectuel »...

M. Kiri (ironique) : ...Bravo Salachas...

M. Hara : ...Parce que ces films, au lieu de mettre les gens à l’aise et les reposer après leurs dures journées de travail, agissent à l’inverse et les font réfléchir sur des problèmes auxquels ils n’avaient même pas pensé.

M. Kiri : Avec le cinéma, vous savez !

M. Hara (obstiné) : Une cinéaste qui n’est même pas heureuse de voyager, une jeune fille amoureuse d’un pompier. Où vont-ils trouver ça ? Qui va croire à leurs élucubrations ?

M. Kiri : Des cinéastes, des travailleurs, des jeunes filles aussi.

M. Hara : À mon époque, au cinéma, les acteurs parlaient comme dans la vie. Tiens, comme dans La Frairie. Quel film ! Ça, c’est du cinéma, Monsieur. Que c’était beau ! Regardez Les Rendez-vous d’Anna. La voix y est « décalée, anônnante, bizarre »...

M. Kiri : ...Vous avez dit bizarre ?...

M. Hara : ... « Vaguement incantatoire »...

M. Kiri : Que c’est bien dit.

M. Hara : Écoutez ces voix, Monsieur. Où est la réalité ? Où sont les sentiments ? Pourquoi, que ce soit chez Akerman ou Arrieta, les personnages ne parlent-ils pas comme tout le monde ?

M. Kiri : Certains de mes amis ont comparé la voix du père, dans Flammes, à celle de Cocteau.

M. Hara : Quel grand homme... N’essayer pas de m’embarquer dans des fausses pistes. Ces deux films sont des récitations inexpressives. Ils nous obligent à imaginer les sentiments, les volontés, les désirs des acteurs. Que c’est fatigant !

M. Kiri : Vous savez, depuis Bresson...

M. Hara : Bresson, Akerman, Duras, Straub, Godard (où est-il passé, celui-là ?), voilà ceux qui vident nos salles, voilà les assassins du cinéma. Avant eux, on allait voir un film sans se poser de problème, la conscience sereine, l’espoir de passer un bon moment.

M. Kiri : C’était le bon temps.

M. Hara : Maintenant, on parle de tout et de n’importe quoi au cinéma. Des malades, des anormaux, des juifs, des gauchistes, des homosexuels, des immigrés, des ouvriers. Y en a qui sont tout ça à la fois !

M. Kiri (compréhensif) : Avec des cinéastes comme Arrieta et Akerman, vous savez.

M. Hara : Je ne me considère pas plus bête que la majorité des Français, mais lorsque Aurore Clément caresse les fesses de Jean-Pierre Cassel, qu’est-ce que ça veut dire ? Tenez, un type comme Jean-Pierre Melville n’aurait jamais fait ça.

M. Kiri : Demandez à Salachas.

M. Hara (fier) : Voilà un critique de cinéma, car lui-même se pose la question : « Ce toucher anal a-t-il quelque signification cachée ? »

M. Kiri : Et si un jour ce cinéma devenait majoritaire ?

M. Hara (interloqué) : Vous êtes fou ! Arrêtez de me faire peur. Nous sommes dans une économie libérale et les gouvernements sont assez intelligents pour savoir à qui ils doivent donner de l’argent. Pourquoi voudriez-vous que nos banquiers financent des gens qui veulent anéantir leur pouvoir et leur richesse ?

M. Kiri : C’est vrai, ça.

M. Hara (fier) : À Télérama, ils n’ont pas peur. Regardez Jean-Luc Douin. Avec quelle classe, quelle rapidité, il descend le film d’Arietta. Nul part, il y trouve de l’intérêt. Je partage entièrement sa manière de penser car il est honteux pour le cinéma français...

M. Kiri : ...Arrieta est Espagnol, Monsieur...

M. Hara : ...de sélectionner de tels tâcherons dans un festival aussi respectable que l’est celui de Paris...

M. Kiri : ...Akerman est Belge...

M. Hara : ...Quand il n’y aura plus de cinéaste, le cinéma pourra mourir. Vous semblez en rire ?

M. Kiri (imperturbable) : Godard est Suisse.

M. Hara : Si des gens comme Akerman et Arrieta (ou Hanoun aussi, celui-là...) n’avaient pas fait de films, peut-être pourrions-nous aller encore au cinéma l’âme en paix, sans l’angoisse et la peur d’entrer dans une salle de cinéma pour y réfléchir sur des images.

M. Kiri : ...Hanoun est Tunisien...

M. Hara : Arrêtez, arrêtez, vous voulez me dégoûter du cinéma !

M. Kiri : ...Duras est Vietnamienne...

M. Hara : Quoi ? Vous ne respectez donc rien !

M. Kiri : ...Straub est Lorrain...

M. Hara : ...Oh !, oh !, oh !...

M. Kiri : Des gens comme Teo Hernández, Michel Nedjar, Lionel Soukaz, Stéphane Marti, Patrice Kirchhofer, Maria Klonaris, Katerina Thomadaki, Louis Skorecki et beaucoup d’autres poussent plus loin encore – à l’infini – les barrières du langage cinématographique. Ce sont des gens capables de tout. Même du pire.

M. Hara : Si les Français étaient raisonnables, ils boycotteraient ces films et le cinéma pourrait continuer de vivre.

M. Kiri : Tant qu’il y aura des Roland Lethem, des Joseph Morder, des Philippe Garrel, des Jean-Pascal Aubergé, le bourgeois ne sera jamais tranquille dans une salle de cinéma.

M. Hara (défaitiste) : Quel pays !

M. Kiri (hilare) : On ne prête qu’aux riches.

Monsieur Hara quitte soudainement le bar afin d’assister à la projection du film Sonate d’automne d’ingmar Bergman. Monsieur Kiri, large sourire, le regarde s’engouffrer dans la cohue. Après Flammes, une seule alternative s’offre à lui : trouver un moment de liberté pour le revoir une troisième fois.

Inédit. Recueilli en contrebande par Gérard Courant, novembre 1978.

 


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