MAÎTRISER LA CHAÎNE.

Propos recueillis par Raphaël Bassan le 26 décembre 1994, Bref, n° 24, janvier 1995.

Gérard Courant forme une galaxie à lui tout seul dans l’univers du cinéma indépendant, mais aussi dans celui du court métrage. Il a réalisé depuis dix–sept ans (il a débuté le 7 février 1978) des mini–portraits de 3 minutes et demi d’artistes, de cinéastes, de critiques qu’il croise un jour ou l’autre : les Cinématons. Chaque individu doit gérer lui–même son apparence, sa « vérité » face à la caméra immobile de Courant. Ce qui semblait être au départ un pari, une provocation, est devenu, 1750 Cinématons plus tard, une oeuvre incontournable qui a généré une chaîne de dérivés (ensembles de « Couples », « Trios », « Portraits de groupe »...) qui auscultent à fond la notion de série tant prisée par les plasticiens américains (Warhol en tête) dans les années 60, mais aussi un certain cinéma épuré, nu, pas si éloigné que cela du regard rossellinien. Documentaire d’une époque, fiction d’une (ou plusieurs) génération(s), les Cinématons sont tout cela en même temps puisqu’on y trouve près du compagnon de route connu d’un petit cercle, des vedettes comme Jean–Luc Godard, Wim Wenders, Nagisa Oshima, Sandrine Bonnaire ou Brigitte Lahaie. Les Cinématons de Gérard Courant passent parfois en intégrale lors de festivals, mais aussi par thèmes (Cinématons érotiques, Cinématons de cinéastes célèbres, Cinématons de gays, déviants, travestis, transsexuels...).
Depuis peu, Courant a mis ses Cinématons sur cassette vidéo qui peuvent être achetées*. L’aventure de ce créateur singulier nous intéresse au plus haut point, et ce qu’il a à dire sur la manière dont il organise son univers peut être instructif pour plus d’un cinéaste en ces temps de pénurie.

Raphaël Bassan : Est–ce que l’idée du Cinématon s’est imposée d’emblée à toi lorsque tu as commencé à tourner ?

Gérard Courant : Non, absolument pas. Avant de réaliser mes premiers films, j’avais une vue assez rétrograde du cinéma : pour moi, un film devait être un long métrage tourné en 35 mm. Quand je rêvais aux films que je ferais un jour, je m’imaginais en train de retravailler les formes du 7e art un peu à la manière d’un Godard, d’un Antonioni ou d’un Bergman. Je ne savais même pas qu’on pouvait faire des films en Super 8. Lorsque je suis arrivé à Paris, en 1975, j’ai commencé à fréquenter les festivals, les séances spéciales du cinéma d’avant–garde et du Collectif jeune cinéma, et je me suis aperçu qu’il existait des oeuvres étonnantes, sidérantes, novatrices conçues en Super 8. En quelques mois, j’avais compris que la querelle des formats au cinéma était un combat d’arrière–garde. Si on a quelque chose à faire passer, peu importe le format. Pourtant, j’avais commencé à réaliser mes premiers films en 16 mm, mais comme cela engloutissait des fortunes, je me suis rapidement rabattu sur le Super 8.
J’ai réalisé mon premier court métrage, Marilyn, Guy Lux et les nonnes en 1976. L’année suivante, je confectionnais mon premier long métrage expérimental, Urgent ou à quoi bon exécuter des projets puisque le projet est en lui–même une jouissance suffisante. J’avais pour règle alors de chercher, avec tout nouvel ouvrage, à explorer un terrain cinématographique différent. Je tentais, à chaque fois, de casser les règles que je venais d’établir avec mon film précédent. C’était cela mon « université » : me remettre perpétuellement en cause pour créer des choses nouvelles. Mes premiers essais relevaient plus de la destruction que d’autre chose. J’ai commencé à faire de la vraie création à partir de Cinématon.

R.B. : En voyant les premiers Cinématons, on était frappé, à l’époque, par leur aspect « minimal », dépouillé, loin du baroquisme qui se pratiquait alors chez les cinéastes indépendants français utilisant le Super 8. As–tu d’emblée théorisé ta démarche ?

G.C. : Non. Le Cinématon est né d’un brassage d’idées et de certaines pratiques artistiques. Il a pris forme petit à petit. Les textes que j’avais écrits deux ans auparavant sur Chantal Akerman et Andy Warhol où je développais la question de la durée au cinéma et la notion de travail conceptuel dans l’art contemporain me préparaient à l’aventure Cinématon.
Plusieurs désirs se bousculaient en moi. Je voulais : 1) faire un film qui sorte de l’ordinaire ; 2) faire un film qui s’étale dans le temps ; 3) opérer un travail sur la mémoire. Mais à tout ça, s’ajoutaient des réalités financières que je me devais de résoudre. Le cinéma coûtant cher et n’ayant pas beaucoup d’argent, je ne pouvais pas faire d’essais... Le jour où j’ai tourné mon premier Cinématon, le concept était déjà là. Il avait mûri en moi : la durée était celle de la bobine (3’ 20’’), le cadrage était un gros plan fixe sans coupure et sans montage, il y avait une absence de son et la liberté pour le sujet cinématoné de faire ce qu’il désirait. Parmi plusieurs idées que j’avais eu au départ, j’avais pensé demander à la personne filmée de tenir la caméra. Et, en fait, j’ai opté pour le dispositif qui était le plus simple. C’est pour cette raison que mon concept a pu traverser le temps.

R.B. : Comment choisissais–tu les gens à filmer ?

G.C. : Au début de mon aventure, mon champ d’investigation était assez restreint. Je voulais filmer tous les proches que je connaissais dans les milieux de l’avant–garde : cinéastes, critiques... Ils acceptaient le pari parce qu’ils me connaissaient. Assez vite, j’ai élargi mon terrain de prospection au cinéma en général. Puis j’ai débordé les frontières du cinéma : j’ai filmé des artistes, des écrivains, des musiciens.

R.B. : Lorsque tu allais vers les « vedettes » comme Godard, Losey, Chahine, n’étaient–ils pas surpris par ta proposition ? N’y en a–t–il pas qui refusaient de se prêter au jeu ?

G.C. : Non, sauf Éric Rohmer, mais lui ne voulait jamais être filmé par qui que ce soit. Les gens se disaient : « Si on me propose d’être dans cette anthologie, pourquoi refuserais–je ? » Même des cinéastes qui étaient opposés au Cinématon acceptaient. Ils ont appris à respecter ma démarche. Dans un film traditionnel, on demande à un acteur de réussir une prestation, de jouer dans une direction précise, de dire un texte selon la volonté du metteur en scène. La démarche de Cinématon est tout à fait inverse. Ce qui m’intéresse ce n’est pas que la personne réussisse sa prestation, mais que sa vérité apparaisse à l’écran. Certains essaient de se cacher derrière une mise en scène compliquée. Et c’est souvent au moment où leur mise en scène dérape (parce que c’est extrêmement difficile de se mettre soi–même en scène) que le masque tombe et qu’ils sont enfin eux–mêmes. La réaction la plus répandue à la sortie des projections lorsque des spectateurs connaissent personnellement des sujets filmés est : « Qu’est–ce que c’est lui ! » ou « Qu’est–ce que c’est elle ! ». Cela contredit une thèse répandue dans nos sociétés occidentales qui prétend que seule la parole est porteuse de communication : on peut faire passer beaucoup de choses de la vérité des gens sans la parole.

R.B. : Cette vérité passe, s’élargit, parce qu’il y a aussi aujourd’hui plusieurs centaines de Cinématons qui s’informent les uns les autres. Si tu avais réalisé une dizaine de Cinématons peut–être que leur portée aurait été différente ?

G.C. : Bien sûr, ce qui est intéressant c’est l’accumulation. J’en ai eu conscience assez rapidement. Lors d’intégrales, il y a des gens qui me disent : « Je suis entré en voir une demi–heure et je suis resté quatre heures... Je me suis pris au jeu, c’était une sorte d’hypnose ». Cela devient la fiction documentaire d’une époque : les sociologues, les ethnologues, les psychanalystes sont passionnés par les Cinématons. Au début, je me suis dit : « Je vais faire un film de vingt–quatre heures ». Mais au bout de quelques mois, j’ai compris que je ne devais pas me limiter à un nombre de Cinématons et à un nombre d’heures de film : il fallait poursuivre « ce film d’une vie », parallèlement à mes autres films. Puis après, j’ai imaginé que ce serait bien d’arriver à mille. Quand j’ai atteint les mille Cinématons, à nouveau, je me suis dit : « Pourquoi ne pas continuer ? » Peut–être que le Cinématon s’arrêtera un jour de lui–même. Je n’en sais rien. Je n’ai rien planifié. Aujourd’hui, j’en suis à plus de mille sept cents portraits qui regroupent des personnalités d’environ soixante–dix pays.

R.B. : Est–ce que le Cinématon n’a pas bloqué un certain nombre d’autres projets de films que tu aurais pu avoir ?

G.C. : C’est maintenant que ça bloque. Jusqu’en 1984, j’étais plus connu par mes longs métrages : Aditya, Coeur bleu ou She’s a very nice lady. En 1984, tout a basculé, il y a eu de grandes études dans des revues d’art comme Artistes, Art press et Opus international qui ont dirigé toute l’attention du public vers Cinématon.
Aujourd’hui, les Cinématons me prennent énormément de temps. Je dois, outre leur réalisation, en tirer des photos pour la presse, faire des catalogues, des dossiers de presse, des transferts vidéo pour la télévision ou les sélectionneurs de festivals. C’est un travail qui s’est élargi d’année en année : maintenant, je n’ai le temps de réaliser que des Cinématons et d’autres séries (dix–huit en tout) dont le principe conceptuel est dérivé de ces derniers.
À partir de 1985, j’ai mis en chantier d’autres séries de portraits. Je me suis dit que ça pouvait être intéressant de filmer des personnes déjà cinématonées, de les voir dans un nouveau dispositif et découvrir une autre facette de leur personnalité. La série Portrait de groupe, commencée en juin 1985, est en quelque sorte la transposition de la photo de famille au cinéma. Le principe est le même que celui du Cinématon, sauf qu’il s’agit ici d’un plan large pouvant englober jusqu’à une centaine de personnes. La même année j’ai aussi lancé ma série Couple. Il ne s’agit pas nécessairement d’un vrai couple : cela peut être deux amis, deux frères, bref deux personnes ensemble. C’est différent du Cinématon qui est un face à face du sujet filmé avec la caméra. Ce face à face n’existe pas ici. C’est plus un jeu de connivence entre les deux personnes filmées dont le spectateur est un témoin privilégié. En 1986, j’ai inauguré la série Lire. Le principe en est le suivant : un écrivain lit — c’est du cinéma sonore ! — pendant 3 minutes et demi le début de son dernier livre publié. Pour certaines séries, comme Travelling, je ne savais pas au début ce que ça allait devenir. Quand je voyageais en train, en voiture ou en avion, je filmais ; je me suis aperçu que cela formait une série dont le concept était le travelling.

R.B. : Tout ceci implique une organisation rigoureuse qui te permet de gérer à la fois ton oeuvre et ta vie...

G.C. : Effectivement, je suis le producteur des Cinématons car aucun producteur ne peut assumer un tel travail et un tel projet durant dix–sept ans. J’ai dû créer ma propre structure. Dès le début, j’ai investi dans du matériel. Je n’ai jamais cessé d’en acheter dès que j’avais des entrées d’argent : aides du C.N.C., locations, ventes de films à la télévision, etc... Je gère tous les maillons de la chaîne création/production. Le tournage en lui–même ne représente que 5% du travail. Je transfère mes films en vidéo, je fais des photogrammes des Cinématons et des autres films. J’ai des archives importantes. Depuis, le début, je conserve tout : affiches, programmes de projection, courrier de cinématonés, notes de travail, dossiers de presse, photos, catalogues de festivals, factures, contrats, bref tous les documents concernant chaque film... Cela fait quatre cent boîtes archives. Toutes séries confondues, il me faut gérer environ deux mille quatre cents portraits. C’est à l’occasion de mes visites dans les cinémathèques que j’ai appris à archiver mes films et à classer ma documentation. Je suis un ciné–artiste, mais je sais qu’au fond de moi sommeille aussi un artisan. Faire un transfert d’un film cinématographique sur un support vidéo réclame un savoir–faire que j’ai dû apprendre car ma culture est cinématographique à 100%. La vidéo était une autre planète dont j’ai eu de la peine au départ à appréhender la technique et l’esthétique.

R.B. : Comment situes–tu ton oeuvre après deux décennies de travail quotidien ?

G.C. : L’ensemble des séries constitue une forme nouvelle d’autobiographie, une espèce de journal filmé très différent de ceux qui existent dans le cinéma. Je me sens très proche de ce que Perec — que je n’ai découvert que tardivement en 1983 — a réalisé en littérature. À chaque livre, Perec explore un domaine littéraire inexploré. À mon niveau, avec chaque film, avec chaque série cinématographique, je tente de défricher de nouveaux territoires, puis de les systématiser. Les clés de mon travail tournent autour des notions de concepts, de portraits et de séries. Mon oeuvre est à la fois structurée et aléatoire. Chaque série a ses règles, mais comme chaque personne que je filme est par essence différente, c’est à un univers inédit que je me trouve confronté avec tout nouveau Cinématon. Pour l’instant, je n’envisage pas de mettre le mot « fin » à cette aventure cinématographique. Mais si un jour je ne prends plus de plaisir à faire ce travail, alors je pense que je m’arrêterai.


* Aux Amis de Cinématon, B.P. 14, 94 400 Saint–Maurice cedex.

 


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