GÉRARD COURANT : IL COURT, IL COURT, LE MUET.

Propos recueillis par Éric Borg, Zoo, n° 7, février 1999.

Gérard Courant est un cinéaste qui a pu construire une oeuvre dépouillée de préjugés technique, économique ou esthétique, car il place avant toutes choses la poésie, l’émotion et l’humanisme. Nul besoin pour cela de machineries sophistiquées, d’acteurs hors pair, de budgets hollywoodiens. Avec une petite caméra Super 8 et quelques idées simples, notre homme peut faire des miracles ! et battre même le cinéma dit commercial sur son propre terrain, celui des chiffres.
Avec le Cinématon, commencé en 1978 et qui reste inachevé à ce jour, Gérard Courant revendique le film le plus long (plus de cent heures) et le casting le plus prestigieux de l’histoire du cinéma.
Le Cinématon est un portrait filmé de 3mn 30, en caméra fixe, sans modification de cadrage, sans coupure, sans montage, avec une liberté totale laissée à la personne filmée.
Ceux qui se sont prêtés au jeu, célèbres (Wenders, Godard) ou pas, ont dû être comme moi fasciné par le personnage de Gérard Courant, l’homme à la fois le plus humble et le plus mégalo que j’ai pu rencontrer.

Bientôt le 2000e Cinématon, ce sera qui ?

Ce sera moi, si j’arrive jusque–là !

Pourquoi, tu as des problèmes de santé ?

Non, non, parce que je ne me suis jamais fixé de chiffre. C’est ce qui me permet d’avancer sereinement. J’avais bien l’intention au départ de réaliser un nombre important de Cinématons, mais si je m’étais juré de faire 2000 portraits, jamais je n’aurais imaginé que j’irais jusque–là. Le Cinématon avance, cahin–caha, au fil des années. D’une année à l’autre, le nombre de portraits varie de 28 (c’est mon score de 1980... mais c’est une année où j’ai réalisé trois longs métrages !) à 307 (c’était en 1990). J’espère atteindre les 2000 portraits sans me fixer de date. Et si j’y arrive, je serai le 2000e cinématoné, comme j’avais été le numéro 1000 et le numéro 0, qui n’est pas dans la collection, mais que j’avais intégré dans mon premier long métrage, en 1977, un film expérimental qui s’appelle Urgent ou à quoi bon exécuter des projets puisque le projet est en lui–même une jouissance suffisante.

Parce que tu fais autre chose que les Cinématons ?

Oui, car je n’aurais jamais songé ne faire que des Cinématons. En parallèle, j’ai toujours créé toutes sortes de films très différents les uns des autres, ce qui m’a permis de ne jamais m’ennuyer avec le Cinématon.

Est–ce que tu crois que tu seras plus connu pour le Cinématon que pour les autres films ?

J’ai fait mon premier film en 1976 et, jusqu’en 1984, mes autres films étaient plus connus que Cinématon. C’est à cette date que le Cinématon l’a emporté sur les autres films. Je ne m’en suis pas rendu compte sur le coup. Mais depuis cette date, ça ne cesse de s’amplifier à tel point que, parfois, des gens ignorent que j’ai fait beaucoup d’autres films dont certains ont été primés dans des festivals (comme Urgent..., L’Âge doré), sont sortis en salle (comme Coeur bleu et Les Aventures d’Eddie Turley) et ont été programmés à la télévision (comme Un sanglant symbole ou Chambéry–Les Arcs). Il est certain que Cinématon laissera plus de traces qu’aucun autre de mes films, parce que c’est une entreprise singulière, unique (pour l’instant, en tout cas) au monde.

Ça ne t’embête pas ?

Oui, oui, beaucoup, mais on ne peut rien faire contre cet état de fait. On conçoit un travail et après, c’est le public qui décide de tout. Même si on essaie d’aller contre cette réalité, ça ne marchera pas. Les quelques fois où j’ai voulu mettre en avant mes autres films, ça s’est toujours mal passé. Il faut que le public soit curieux et s’il ne l’est pas, on peut toujours se dire que c’est déjà bien qu’il s’intéresse à une partie de son travail. La seule certitude que j’ai appris au fil des années est que Cinématon n’intéresse pas le même public que mes autres films. Il y a certaines personnes — les plus nombreuses — qui préfèrent les Cinématons et d’autres qui se passionnent pour certains de mes films.

Est–ce que ce n’est pas la curiosité des nouveaux venus qui explique le succès constant du Cinématon ?

Il y a tous les cas de figure. Il y a des gens qui s’y intéressent depuis le début, depuis le premier Cinématon, des gens comme Jean Roy, Alain Marchand, Raphaël Bassan, Dominique Noguez, Jacques Kermabon et d’autres. Il y en a qui s’y sont intéressés à un moment et qui ne s’y intéressent plus. Mais, cela dit, j’ai des fidèles à travers le monde. Il y a beaucoup de lieux qui ont montré les Cinématons et qui les remontrent régulièrement. Je pense notamment au festival méditerranéen de Montpellier qui vient de les présenter récemment pour la quatrième fois. Ces lieux sont dans l’esprit et la philosophie d’un film comme Cinématon dont l’existence même, est d’être en renouvellement perpétuel et d’ignorer le mot « fin ».
Mais pour répondre plus directement à ta question, il est vrai que la nouveauté est un facteur indéniable de l’intérêt que le public, porte sur le film. C’est important qu’il y ait continuellement des nouveaux spectateurs qui renouvellent le public. Cinématon est comme un robinet qui coule sans fin : le film est sans fin, le renouvellement des spectateurs est lui aussi sans fin. Mais tout ça n’est pas aussi simple qu’on le croit. Je voudrais raconter une anecdote. En novembre 1981, à l’occasion de la rétrospective des 150 premiers Cinématons au Centre Pompidou, le quotidien Libération m’avait consacré une Tête d’affiche qui était la rubrique la plus lue du journal et peut–être même de toute la presse quotidienne française. Pendant plusieurs années, des gens m’ont parlé de cet article (alors qu’il y a en a eus des centaines d’autres, publiés un peu partout en France et à l’étranger) qui leur avait fait connaître mon anthologie. Et tous me disaient que mon travail était incroyable. Aujourd’hui, j’approche des 2000 portraits et beaucoup de gens trouvent ça normal ! Parfois, certaines personnes s’étonnent même que je ne sois pas encore arrivé à ce chiffre fatidique. Le danger est d’habituer le public à la rareté, à l’anormal, à l’extraordinaire. Je me souviens d’Eddy Merckx qui gagnait toutes les grandes courses cyclistes. L’événement, c’est quand il était battu. Une défaite de Merckx, même une deuxième place, dans les commentaires de la presse, prenait plus de place qu’une de ses victoires.

Est–ce qu’il y en a qui n’ont jamais été projetés ?

Non, ce n’est pas possible. Tous les Cinématons sont projetés, plutôt plusieurs fois qu’une ! Régulièrement, des rétrospectives intégrales sont organisées. Il y en a eu trois en un peu plus d’un an, à Hambourg, à Toronto et à Moncton dans le Nouveau Brunswick, au Canada. Et qui dit intégrale, dit l’impossibilité d’exclure le moindre Cinématon de la rétrospective.

Est–ce qu’un jour tu passeras le flambeau ?

Je n’en sais rien. Il faudrait que la personne qui me succède soit capable de faire ce travail en suivant les règles que j’ai établies : un portrait en plan fixe, de 3 mn 30, en cinéma muet, sans coupure, sans montage et dans lesquels les personnes filmées sont libres de faire ce qu’elles veulent. Il m’arrive de rencontrer, parfois, des personnes qui me disent qu’ils avaient eu l’idée de Cinématon, mais en les questionnant, je m’aperçois qu’en général, leur projet n’avait pas grand–chose à voir avec mon travail. En général, ils auraient fait quelque chose de sonore, ce qui change tout. Leur projet serait aux antipodes de mon film. Pour moi, le muet a quelque chose de magique, il fait voler en éclats le masque de la parole. Je suis le dernier cinéaste du cinéma muet.
L’intérêt d’un Cinématon n’est pas dans la réussite de la prestation de la personne filmée, dans sa mise en scène ou dans son jeu parfait devant la caméra, il est plutôt dans la vérité, que la personne fait passer sur l’écran. Ceux qui prévoient un « scénario » vont souvent trop vite et ils ont fini, bien souvent, alors qu’il leur reste 30 secondes ou 1 minutes, pendant lesquelles ils ne savent plus quoi faire. À ce moment–là, le masque tombe, il y a une mise à nu et le portrait devient beaucoup plus fort. Jacques Monory, Terry Gilliam, et bien d’autres ont connu cette mésaventure. Dans leur malheur, ils ont eu de la chance puisqu’ils ont pu grâce à cet incident de parcours se dévoiler et se montrer tels qu’ils sont vraiment.

Une amie m’a dit qu’Andy Warhol avait déjà inventé le Cinématon dans les années 1960 ?

Les légendes, c’est magnifique ! Andy Warhol, comme certains autres cinéastes (les frères Lumière, Sacha Guitry, dans les années 1910, le peintre islandais Erró, dans les années 1960, l’Américain d’origine grecque Gregory Markopoulos, notamment) a réalisé des portraits filmés des artistes qu’il fréquentait durant la période où il faisait des films (entre 1964 et 1968). Il y en aurait une centaine environ. J’avoue n’en avoir jamais vu. L’excellent Dominique Noguez, dans une de ses études sur Cinématon, en 1989, parle des principales différences des portraits de Warhol avec les miens : « Quand il a commencé, Courant, comme tout le monde, connaissait de réputation les portraits warholiens. Peu à peu, d’au moins deux façons, son entreprise va s’en distinguer. D’abord, on l’a vu, il va rapidement quitter sa propre « Factory », aller au–devant des cinématonnés : « Si tu ne viens pas à Courant, Courant ira à toi ! » Puis l’idée de série va prendre chez lui plus d’ampleur, au–delà de l’idée du film de vingt–quatre heures qu’après Fernand Léger (qui ne fit qu’y rêver) Warhol eut lui–même, pour une unique projection, les 15 et 16 décembre 1967. De ce point de vue, à présent que son Catalogue a dépassé les mille e tre, Don Giovanni–Courant a, pour longtemps sans doute, battu tous les records, warholiens ou autres ».

 


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