LE JIVARO DE NOS TÊTES.

Dominique Noguez, livre Cinématon de Gérard Courant, éditions Veyrier, 1989, repris dans Éloge du cinéma expérimental de Dominique Noguez, Paris expérimental, 1999.

C’était en 1978, à Paris. Giscard régnait, la gauche s’apprêter à perdre les législatives ; par–dessus les océans, le maréchal Brejnev et M. Jimmy Carter se tiraient la langue. Par hasard, le cinéma expérimental français était florissant, c’est–à–dire qu’il était sur le point de passer de 0,0001 % à 0,0002 % de la production cinématographique globale, que chacun des trente ou quarante vaillants cinéastes qui le constituaient voulait fonder sa propre coopérative, que des dizaines de films de trois minutes ou de trois heures apparaissaient dans les catalogues et que la presse en parlait (au moins cinq ou six lignes tous les trois mois, en page vingt–cinq de Libé).
Au 42 de la rue de l’Ouest, dans une de ces vieilles maisons grises guignées par les promoteurs immobiliers, s’était installée, au premier étage, la jeune Coopérative des cinéastes. Là vivait aussi, non loin de martine Rousset, cinéaste féministe, un jeune Dijonnais ambitieux et dynamique, Gérard Courant. Il avait alors les cheveux longs, faisait de la critique de cinéma et s’était depuis peu résolu à passer cinéaste. Il avait ainsi livré au public quelques oeuvres à peine moins longue que leur titre — par exemple Urgent ou à quoi bon exécuter des projets puisque le projet est en lui–même une jouissance suffisante, film duchampien qui durait une heure trente–sept — et où je remarquais déjà une grande prédilection pour les célébrités, mises à contribution dans les titres, justement (Marilyn, Guy Lux et les nonnes), ou sur la bande–son.
Donc, le 7 février 1978, avec la caméra 16 mm Beaulieu électrique de Martine Rousset, et après avoir fait jouer dans ses films, généralement à leur insu, John Lennon, le Chah d’Iran ou Idi Amin Dada, notre jeune turlupin entreprend de filmer sa concierge, sémillante quinquagénaire échevelée, bonne bouille, qu’on devine gouailleuse et parigote, émergeant d’un océan de foulards. Cette première réussite du cinéma occidental (du nom de la rue d’origine) fut suivie de huit autres : trois fraîches jeunes filles, la troisième presque invisible faute d’éclairage, un intello à lunettes et cheveux mi–longs qui fait des grimaces de lapin avant de se coiffer d’un béret de chasseur alpin, une demi–jeunette coiffée à la Jeanne d’Arc, à peu près aussi remuante et allègre qu’icelle sur son bûcher en fin de crémation, un chevelu–barbu genre post–soixante–huitard, un critique de cinéma à petites lunettes qui croit malin de sortir du champ avant d’y rentrer tout pouffant du bon tour qu’il vient de jouer, enfin une star façon égyptienne à lunettes noires qui tend vers nous la photo d’une forte jeune femme et on ne sait quel objet phallique.
Ces neuf portaits en 16 mm noir et blanc, de même que les six suivants (désormais en Super 8 couleur), sont faits dos à un mur blanc, l’un des murs, assurément, du local de la rue de l’Ouest que j’ai dit. Avec le portrait n° 15, celui d’un maigrichon à lunettes qui fume sur fond de rivière à sec, le décor change et les Cinématons — car tel est leur nom — trouvent leur vrai lieu : la terre entière, ou plutôt tous les lieux de la planète où Gérard Courant traîne ses guêtres et sa caméra, c’est–à–dire principalement les petits ou grands festivals de cinéma.
Quant à leur contenu, il s’anime vite. Après, comme on l’a suggéré, Alcide Sudre qui met son béret, ou l’auteur de ces lignes qui fait une embardée hors champ, Gabriel Chahine, peintre libanais à moustache et fume–cigarette (n° 20), est le premier, le 15 juin 1978 vers 11 heures 32, à changer carrément cette séance de pose en happening, se levant soudain pour substituer à son visage une triomphale paire de fesses chargées de nous signifier, sans doute, en langage de cinéma muet, que « sa tête est malade ». Puis, c’est Joseph Morder qui prouve, sans sortir du champ et sans presque bouger sa tête, à coup de langue sur les lèvres et de mèche qui tombe, que le visage, à lui seul, est un champ de bataille — un champ de signification — riche et quasi illimité. Il nous fait ainsi redécouvrir les propos enthousiastes de Louis Delluc ou de Jean Epstein sur la photogénie. Par exemple :

monologue d’un seul visage
toutes les tragédies
dans l’unique ligne de sourcils
...........................................
Le gros plan est l’âme du cinéma (1)

Aux historiens du cinéma, et particulièrement du cinéma expérimental, qui voudraient ramener leur fraise, qu’il soit précisé une fois pour toutes que ces portraits filmés ne sont pas les premiers de l’histoire : il aurait fallu pour cela que Gérard Courant, non content de naître à Lyon (ce qui témoigne déjà d’un louable effort cinéphilique), l’ai fait quelque quatre–vingts ans plus tôt, de façon à enregistrer sa première frimousse avant que MM. Lumière tournassent leur Goûter de bébé. Il aurait fallu, au moins, qu’il devançât le grand Sacha (Guitry) filmant, au début de la Première Guerre mondiale, les amis de sa famille, Sarah, Anatole, Edgar, Auguste, Octave (2) et quelques autres. Quitte à être de nos contemporains (ce qui est une excellente idée), il aurait fallu qu’il soit plus rapide que l’Islandais–Français Erró ou le Tchéco–Américain Warhol : le premier, à Paris, avait demandé entre 1962 et 1967 à tous les artistes qu’il connaissait (y compris le second) de faire une grimace devant sa caméra (le regretté François Dufrêne ayant ensuite brillamment improvisé un commentaire phonético–lettriste sur chacune de ces Grimaces en noir et blanc) ; le second, quand il commença à s’intéresser (nonchalamment) au cinéma, en 1963, avait installé dans sa Fabrique (Factory), à New York, une caméra Bolex sur trépied. Là, son assistant, Billy Linich, « photographiait les milliers de visiteurs de ce paradis du narcissisme, les faisant asseoir devant la Bolex pour leur film–portrait (3) ». De ces centaines de portraits seront extraits les 13 Most Beautiful Women (1964), les 13 Most Beautiful Boys (1965) ou les 50 Fantastics & 50 Personnalities (1965). (Pour être exhaustif, je devrais également citer un autre Américain, lui aussi fils d’immigrants, qui commença à faire des portraits filmés en 1966, mais ce monsieur — cupidité ou dinguerie (ou les deux) — faisant des procès à quasiment tous ceux qui écrivent sur lui, je tairai prudemment son nom (4).)
Quand il a commencé, Courant, comme tout le monde, connaissait de réputation les portraits warholiens. Peu à peu, d’au moins deux façons, son entreprise va s’en distinguer. D’abord, on l’a vu, il va rapidement quitter sa propre « Factory », aller au–devant des cinématonnés : « Si tu ne viens pas à Courant, Courant ira–t–à toi ! » Puis l’idée de série va prendre chez lui plus d’ampleur, au–delà même de l’idée du film de vingt–quatre heures qu’après Fernand Léger (qui ne fit qu’y rêver) Warhol eut lui–même, pour une unique projection, les 15 et 16 décembre 1967. De ce point de vue, à présent que son Catalogue a dépassé les mille e tre, Don Giovanni–Courant a, pour longtemps, sans doute, battu tous les records, warholiens ou autres.
Le moment est venu d’un peu de théorie. Quel est le principe du Cinématon ? C’est un pacte. C’est un pacte passé avec un Méphisto charmeur qui vous donne l’éternité — l’éternité fragile et sympathique du super 8 — contre trois minutes de votre vie. C’est un pacte, aussi, parce que c’est une co–création. Méphisto fournit la caméra, l’éclairage, les limites — spatiales : un gros plan, au moins au départ ; et temporelles : la durée d’une bobine, environ deux cents secondes. Et dans ces limites — auxquelles il faut ajouter celle du silence –, à vous de vous ébrouer, de mettre en scène à votre guise cet appendice capital qui vous représente, cette synecdoque qu’est un visage (ou une tête entière, voire plus, si vous vous retournez, si vous bougez, si comme Gabriel Chahine, Jakobois et consorts, vous laissez paraître dans le champ d’autres parties de votre anatomie).
Comme les photomatons, les Cinématons sont donc des autoportraits assistés. Mais où l’on bouge. Et donc le décor change. Qui sont donc aux photomatons, ces autophotographies automatiques obtenues dans des cabines apparues dans les années soixante, ce que les films Lumière tournés en plein soleil du Midi sont aux films Edison concoctés dans l’étroite prison de la Black Maria.
Ils n’en sont pas moins des pièges, plus redoutables encore d’être autogérés. Ils sont à rapprocher de cet usage qui se répand aujourd’hui de demander aux auteurs d’écrire eux–mêmes le prière d’insérer de leurs livres et jusqu’à leur notice nécrologique : en résultent, assez souvent, d’intéressants échantillons de complaisance ou de ridicule et, pour l’organisateur de ces souricières à ego, les éléments d’un joyeux traité de narcissologie. Dis–moi comment tu souhaites apparaître à la postérité — du moins à cette petite postérité représentée par l’oeil de verre de la caméra — et je te dirai qui tu es.
En vérité, les Cinématons offrent un matériau immense et précieux au psychologue expérimental et, d’abord, à l’amateur de classification. Car, pour peu qu’on regarde d’affilée plusieurs dizaines ou centaines de ces petits psychodrames, ou plutôt de ces prosopodrames (du grec « prosopon », visage) on découvre très vite des tendances communes, des partis pris identiques, des types, bref, de quoi constituer une passionnante rhétorique des comportements. À l’usage des chercheurs de l’avenir qui voudront bien entreprendre l’étude systématique de ce grouillant corpus, offrons les quelques petites observations suivantes.
Étant donné le dispositif proposé par Gérard Courant (rester un peu plus de trois minutes devant une caméra qui vous cadre le visage en gros plan fixe — avec la seule exception du Cinématon n° 30, où il a laissé la caméra à Babette Mangolte et où celle–ci filme Deke Dusinberre en remuant beaucoup), les Cinématons se répartissent sur une sorte d’échelle qui va de l’acceptation totale de ce dispositif à son rejet « total », en passant pas toutes sortes de détournements subtils ou spectaculaires. Notons tout de suite la relativité de cette notion de rejet « total » (d’où les guillemets) : le seul véritable rejet total étant le refus d’être Cinématoné (voir plus bas), l’existence même du Cinématon témoigne d’un certain accord et met le rejet au rang des simulacres & coquetteries. Notons aussi que les extrêmes se touchent et que l’acceptation la plus grande (qui consiste à regarder pendant trois minutes la caméra comme on regarderait la vitre d’un photomaton pour obtenir une photo d’identité) rejoint la contestation la plus grande (qui consiste à nier dédaigneusement la présence de la caméra, en feignant de lire — ô Godard ! — ou de dormir — ô Douchet ! –) : même impassibilité du visage, même minimalisme, même degré zéro du récit.
À cela s’oppose la masse des cas intermédiaires, où le Cinématoné joue le jeu mais veut mettre son grain de sel, le Cinématon devenant ainsi prétexte à récit, discret ou tumultueux. En ce cas, entre la situation initiale et la situation finale, pourront surgir les événements les plus tapageurs ou les plus raffinés. Parmi les premiers, la lutte, en une sorte de concentré de burlesque épais, de Noël Godin avec toutes sortes d’objets culinaires (n° 214). Parmi les seconds : la presque imperceptible montée de larmes qui vient un peu rougir les yeux de Frédéric Mitterrand, peut–être encore sous le coup du drame qu’exorcisent ses splendides Lettres d’amour en Somalie, ou simplement victime d’une vilaine grippe (n° 291).
Une fois choisie une contenance, arrangeante ou contestatrice, narrative ou non, trois cas peuvent se présenter : ou ce parti pris est maintenu jusqu’au bout, ou il est interrompu volontairement (le sujet, qui semblait docile, soudain sort du cadre ou tire la langue), ou encore il l’est involontairement par quelque renâclement du corps (quinte de toux, fou rire) ou un événement extérieur imprévu. Les deux peuvent d’ailleurs se conjuguer, comme dans le très beau portrait de Raymonde Carasco (n° 32), qui avait pris le parti d’une douce gravité et qui était parvenu à s’y tenir... jusqu’à ce qu’un quarteron de farceurs, passant hors champ, lui fassent in extremis perdre cette austère contenance et venir aux lèvres un sourire aussi irrépressible que divin (c’était au–dessus de Hyères, dans l’ancienne villa des Noailles où Man Ray tourna Les Mystères du château de Dé, c’était le 7 septembre 1978 à 14 heures 33 et j’étais parmi les farceurs...).
Autre paramètre : le degré de communication du Cinématoné avec le monde extérieur. Il y a ceux qui s’adressent au seul Cinématonneur (on les voit qui lui parlent, lui sourient, l’interrogent) et ceux qui s’adressent plutôt à l’indistinct public futur. Sans compter ceux qui s’adressent aux deux. Sans compter non plus ceux (Nordon ou Jakobois) qui, pour s’adresser au monde, refusent la solitude et attirent quelque bout de comparse ou de compagne dans le cadre, préfigurant la future série Couples de Gérard Courant. Il ne faut pas, ici, se fier aux apparences. Tel(le) qui semble sagement s’offrir à tous les regards présents ou futurs n’est, si cela se trouve, tourné(e) que vers le vide ou soi–même ; tel(le) autre, qui feint le sommeil ou l’indifférence, se préoccupe, dans le soin qu’il (ou elle) met à composer son image, de la terre entière.
Revenons sur les péripéties qui font de ces portraits des aventures — farces, bluettes ou thrillers. Elles peuvent tenir à des poses, des regards, des mouvements, des actions, des maquillages, des accessoires. Poses : comment le visage s’offre–t–il à la caméra ? De face (généralement) ou de profil ? Reste–t–il en gros plan ou s’éloigne–t–il (comme celui de Daniel Viguier) ou sort–il même du cadre (et combien de fois, mon enfant ?) ? Regards : Serge Merlin et ses clignements d’yeux en tous sens. Mouvements : du visage seul — qui tourne à droite ou à gauche de 1 à 360°, qui grimace, dont les yeux ou la bouche se ferment ou s’ouvrent, dont la langue est tirée (n’est–ce pas, Deke Dusinberre ?) ou lèche obscènement les babines (n’est–ce pas, Joseph Morder ?) — ou des mains aussi, qui viennent à la rescousse pour cacher, gratter, remettre une mèche, jouer avec les accessoires, faire un geste (« salut ! » « chut ! »). Actions : des plus quotidiennes (manger, boire, fumer) aux plus inavouables (n’est–ce pas, Jakobois ?). Maquillages : il faudrait ajouter « masquages », le premier étant un cas particulier du second. Accessoires : cigarettes, cigares, lunettes (parfois noires, ô Bordier !), sonotone, dents de vampire (ô Lethem !), miroirs, cartons où l’on écrit, chapeaux, vêtements, aliments divers, pastel gras ou masques proprement dits.
Car la grande affaire de ces exhibitions de visages est le masque. Ceux qui en portent littéralement sont peut–être ici les moins hypocrites (au sens étymologique).
En réalité, grimaces, fumée de cigarette, éventail, mains, tout est masque pour protéger le plus dénudé et le plus vulnérable de chacun d’entre nous de l’inquisition, que dis–je ? du bombardement nucléaire des regards d’autrui. Comme si l’analyse fameuse de Sartre trouvait ici une confirmation éclatante et le sujet qui s’expose, même dans l’affrontement différé de la séance de projection, n’avait rien tant à redouter que l’objectivation par l’oeil de l’autre. Les moins subtils, dans ce travail de fuite pathétique, ne sont pas ceux qui s’offrent à visage découvert. Ils savent qu’il n’y a pas de meilleure protection que le premier degré (c’est le Diable disant « je suis le Diable » et personne ne le croit). De là, peut–être, l’allure de suspense ontologique de tant de ces portraits.
Même dans le cas où « il ne se passe rien », il s’y passe en fait toujours quelque chose. Warhol le montra naguère huit heures de rang avec l’Empire State Building : l’être le plus impassible, livré au fleuve invisible du temps, change dix fois par seconde. Pour peu qu’en face de ces paysages de peau, de cheveux, d’humeur vitrée, on sache être non seulement psychologique, mais peintre, cartographe et jardinier, la géographie tranquille des traits, la haie des cils, l’archipel que forment trois taches de rousseur, le cataclysme d’une mèche qui tombe, l’océan des yeux, l’aurore d’un sourire offrent des plaisirs sans fin. C’est le moment de rappeler que ces films sont du cinéma, faits pour les plus vastes écrans, celui de la Cinémathèque française à Chaillot, par exemple, non pour nos mouchoirs de poche télévisuels (5).
Ainsi, les Cinématons sont une mine de renseignements, permettent d’innombrables statistiques — auxquelles Courant se livre lui–même (6) avec délices et minutie — et sont propices aux typologies les plus « pointues ». Avec leur allure manichéenne — fumeurs et non–fumeurs, chevelus et tondus, lugubres et hilares, agités et flegmatiques, autistes et communicatifs, bronzés et pâlots, filmés en intérieurs ou en extérieurs — celles–ci sont des écoles de tolérance. Car quiconque peut regarder en durée réelle, avec un minimum d’attention, trois minutes du visage de tant d’individus divers ne peut être ou demeurer ni tout à fait raciste ni même tout à fait misanthrope.
On a vu comment cette litanie de pellicule a commencé. Comment finira–t–elle ? Peut–être jamais, si Gérard Courant a des héritiers. Auquel cas on aurait assisté à la naissance d’une nouvelle institution humaine et personne ou presque n’y couperait plus désormais. Les Cinématons perdraient le côté gotha amical, donc arbitraire, sinon élitiste, qu’ils ont pu avoir, inévitablement, à leurs débuts, pour devenir un véritable droit de l’homme et, mis bout à bout, le grand miroir démocratique de l’humanité. Gageons qu’une telle institutionnalisation ne ferait qu’accroître le nombre jusqu’ici très limité des réfractaires répertoriés (Louis Skorecki, Michel Ciment, Unglee, Patrice Lelorain, Éric Rohmer).
Ces glorieux excentriques qui ne veulent pas joindre leur bobine (aux deux sens du mot) à celles (au hasard) de Dominique Païni (n° 100) ou de Diego Risquez (n° 200), de Patrick poivre d’Arvor (n° 600) ou d’Alain Paucard (n° 700), voire celle de Gérard Courant lui–même (n° 1000), trouvent une compensation statistique en ceux, parfois tout aussi glorieux et excentriques, qui y sont passés deux ou trois fois, ou même cinq fois, comme la jeune Galaxie Barbouth, qui détient asteure le record des récidives. Généralement, ces doublons ou plus sont pris à des moments très différents de leur vie. Une exception : la rêveuse Marie Rivière, filmée à Berlin le 20 février 1982, coup sur coup à 11 heures et 11 heures 10 (ce qui indique un peu moins de sept minutes de battement), et qui a le plus charmant des petits doigts.
Par parenthèse, avec leurs cartons introductifs d’une précision d’horloge parlante, les Cinématons constituent aussi — s’en est–on avisé ? — le plus circonstancié et le plus imprudent des journaux intimes. Comment ignorerait–on, après cela, que Gérard Courant était à Locarno le 6 août 1980 (à 12 h 57), à Paris le 30 novembre 1981 (à 18 h 30), à Bordeaux le 14 novembre 1984 (à 14 h15) ou à Londres le 21 décembre 1985 (à 21 h 30) ? Imprudent ou très rusé ? Car ces précisions mirobolantes ressemblent fort à des alibis et le soupçon vient peu à peu que peut–être, avec plus d’un millier de complices involontaires, notre ami prépare depuis plus de dix ans un crime parfait.
Revenons aux multiCinématonnés. Il va de soi que, pour ne pas lasser, ils sont incités plus que d’autres à inventer grimaces, trucs ou sketches inédits ; qu’ils sont plus que d’autres promis au secret tableau d’honneur des Cinématons les plus originaux. Tableau, au demeurant, de plus en plus difficile d’accès : plus l’histoire des Cinématons avance et plus il est malaisé d’innover. Suggérons tout de même à ceux qui auraient l’honneur d’être filmés dans les années qui viennent quelques petites idées que nous n’avons pas eu nous–même encore l’occasion de mettre en oeuvre :

LE CINÉAQUATON
Le Cinématonné à la tête à l’envers, plongée dans un aquarium rempli de beaux poissons rouges.

LE CINÉMATON INVISIBLE
Le visage est entouré de bandelettes comme une momie. On déroule les bandelettes. Quand l’opération est terminée, on découvre qu’il n’y a rien dessous.

Enfin le clou, rarissime, à exécuter de préférence le jour–anniversaire du 9 Thermidor :

LE CINÉGUILLOTIN
Le Cinématonné place sa tête dans l’orifice d’un de ces instruments inventés par le bon Dr Guillotin et remisés aux greniers de l’histoire après mai 1981. Action ! Clac ! Coupez !
Avec le presse–purée électrique, la bombe atomique, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, le cinéma sans images et l’orange sans pépins, les Cinématons sont, à l’évidence une des inventions majeures du XXe siècle. Louons à jamais leur fondateur et tressons–lui une dernière couronne de périphrases méritées : salut donc à toi, ô Nadar du super 8, ô grand ordonnateur de nos pompes pas encore funèbres, ô Saint–Simon filmique de cette fin de siècle, ô Jivaro de nos têtes !


Notes :

Jean Epstein, Bonjour cinéma (Paris, éd. de la Sirène, 1921), pp. 67 et 94.
(2) Bernhardt, France, Degas, Rodin ou Renoir, Mirbeau.
(3) Stephen Koch, Hyperstar : Andy Warhol, son monde et ses films, trad. NicoleTisserand (Paris, Chêne, 1974) pp. 22–23.
(4) Il s’agissait de Gregory Markopoulos, mort depuis en Suisse, le Dieu du cinéma ait son âme. (Note de 1999.)
(5) Même s’ils existent désormais, comme bien des films expérimentaux, en vidéocassettes.
(6) Voir : Gérard Courant, Cinématon — Le Film le plus long de l’histoire du cinéma, Henry Veyrier, 1989, « Index et statistiques », pp. 201–224.

 


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