ENTRETIEN AVEC JEAN DOUCHET (À PROPOS DU CINÉMA DE WERNER SCHROETER).

Propos recueillis par Gérard Courant le 8 novembre 1981 à Paris, livre Werner Schroeter de Gérard Courant, éditions Goethe Institut et Cinémathèque Française, janvier 1982.

Gérard Courant : Le cinéma de Werner Schroeter est un cinéma de représentation.

Jean Douchet : Le cinéma de Werner Schroeter est un retour à un cinéma de cérémonial et de représentation. Mais c’est un cinéma qui sait que la représentation en tant qu’élément premier du récit a cessé aujourd’hui de fonctionner. Reste le système même de représentation. Schroeter joue à fond ce système tout en sachant et en le faisant très bien comprendre au spectateur que c’est de la représentation donnée comme telle. À l’imaginaire de retrouver d’autres courants, d’autres forces, d’autres racines. Dans le trajet de Werner, il y a un certain délire archi–décoratif qui se réfère à tous les éléments culturels du système de représentation picturale, théâtrale, d’opéra, etc. Il en est arrivé aujourd’hui à une recherche du réalisme. Il est tout à fait logique qu’au bout du système de représentation décodé puis recodé d’arriver à parvenir à l’essentiel : la représentation de la réalité.
Schroeter a suivi l’un des chemins les plus originaux du cinéma d’aujourd’hui, vers la pensée de ce qui doit être représenté au cinéma et ce que couvre cette représentation, tout ce que draine d’imaginaire plus ou moins conscient ou inconscient pour remettre directement en position la réalité elle–même en tant qu’interrogation de cette réalité et des systèmes qu’elle produit, le système des mensonges idéologiques, des systèmes sociaux.
Comme il joue à fond, malgré tout, ce cinéma de représentation, il possède toujours les qualités qui fondent, pour moi, le cinéma : l’émerveillement, la surprise, la fascination... même si c’est pour la dénoncer. Au moins quand on voit les films de Schroeter, on voit du cinéma. C’est quand même fondamental !

G.C. : Comment as–tu découvert le cinéma de Werner Schroeter et qu’est–ce qui t’a le plus séduit à ce moment–là ?

J.D. : Bien avant le Festival de Hyères 1973 où, membre du jury, je me suis battu pour que Willow Springs reçoive le grand prix, je connaissais les films qu’il avait réalisés précédemment. J’avais déjà vu Eika Katappa et que La Mort de Maria Malibran. Quand j’avais découvert Eika Katappa, j’avais été stupéfait, complètement fasciné par ce film. Cette façon de mettre en scène selon un cérémonial me semblait à l’époque devoir être la vraie démarche. C’était ce qu’il y avait de plus intéressant et de plus original au cinéma. Après 1968, il y a eu un cinéma de contestation qui visait à une « mise en misère » de la mise en scène. À l’époque, il y eut une réaction, identique à celle dont fut victime Visconti, contre la mise en scène.

G.C. : Dans ce cas précis, qu’entends–tu par mise en scène ?

J.D. : La mise en scène, c’est la cérémonie et retrouver le cérémonial. Que l’on comprenne ou pas la cérémonie n’a aucune importance car une cérémonie n’est pas faite pour qu’on la comprenne. Une cérémonie est faite pour qu’on la ressente, pour qu’on soit pris dans une sorte de mystère. Schroeter ne faisait que reprendre les grandes données de toute dramaturgie authentique même s’il y introduisait de la dérision et de l’humour. D’emblée, il m’est apparu comme l’un des cinéastes les plus importants de sa génération avec Philippe Garrel.

G.C. : Certains ont reproché à Schroeter de mettre trop de culture dans ses films.

J.D. : Ce que j’admire chez Schroeter, c’est qu’il a une immense culture dont il ne s’embarrasse pas. Elle n’est jamais affichée pour dire : « Attention, je vous donne un grand moment de culture ». Elle est là, présente, elle imprègne l’oeuvre, mais ne l’écrase jamais.

G.C. : Est–il un cinéaste allemand ?

J.D. : J’ai toujours été frappé par son côté allemand. D’ailleurs, je trouve qu’il ressemble à un portrait de Dürer. Il possède la dureté germanique, la mélancolie germanique, le mauvais goût germanique (du moins, ce que nous, Français, appelons tel, du genre : « la légèreté de René Clair et la lourdeur de Lubitsch !!! »). Quand je vois le cinéma de Schroeter, je pense à ce pan de la peinture allemande que j’adore : celle des peintres rhénans, des Dürer, des Cranach, des Hans Baldung Grün, etc. C’est quelqu’un qui travaille tout le temps La Jeune femme et la mort.
Quand le fond remonte à la surface, il y a des déséquilibres passionnants qui surgissent. À l’évidence, c’est une oeuvre très moderne en ce sens qu’elle ne croit pas au premier degré, à la chose immédiate. Il y a un jeu de déséquilibre permanent et comme c’est aigu...

G.C. : Reparlons de la peinture classique allemande.

J.D. : C’est la seule peinture à travailler ce côté extrêmement acide des rapports de couleurs comme la vibration d’une inquiétude qui ne peut jamais s’apaiser et que l’on retrouve dans les films de Schroeter. C’est une oeuvre qui, au fond, agace les dents. C’est acide, corrosif et corrupteur, morbide et provoquant de santé.

G.C. : Pourrais–tu me parler de l’attirance de Schroeter vers l’Italie et Naples ?

J.D. : Il est normal que lorsque l’on est dans ce plaisir de mal–être, de rechercher le plaisir du bien–être, représenté essentiellement par l’Italie. À partir du moment où l’on se sent tellement imbriqué dans une société hautement artificielle, fausse, froide, glaçante, on a besoin d’aller voir la vérité de l’autre côté même si la baptiser « vérité » est une autre histoire. En plus, il y a aussi l’attirance sexuelle. Chez Schroeter, c’est la même chose. La sensualité et la sexualité de Schroeter sont faites pour l’Italie. S’il a choisi Naples, c’est parce qu’il s’agit d’une ville où dominent, là aussi, la corruption et le pourrissement. C’est retrouver la vitalité là où tout se meurt, là où tout est décadent, là où tout est pourrissement. Naples a cette vitalité. Alors que pour l’Allemagne, sa force est une force de mort. La faiblesse de Naples est une force de vie. L’oeuvre de Schroeter est aussi une grande oeuvre parce qu’elle est hantée par la mort et la hantise de la « mort allemande ». Elle ne peut se passionner que pour ce peuple qui a l’air mort et qui, au fond, vit avec la mort pour en faire une force de vie.

G.C. : On dit aujourd’hui que le cinéma de Werner Schroeter est politique mais il a toujours été révolutionnaire.

J.D. : Il y a très longtemps que la révolte artistique de Schroeter a débouché directement sur le social ou, pour être plus précis, disons que son cinéma est politique depuis l’origine. Là où il a été très fort, aux environs de 68, c’est que, contrairement aux cinéastes qui ont cru qu’il fallait parler social pour faire du social, Schroeter a compris qu’il fallait d’abord parler formes pour faire du social et ensuite le social pouvait « passer » lorsque la solution de la forme avait été conquise. Le Règne de Naples et Palermo oder Wolfsburg sont des films de 68 qu’on ne pouvait pas faire en 68. Il fallait d’abord s’attaquer au système de représentation pour pouvoir vraiment aborder le problème du social, du réalisme et du politique. À ce moment–là, on l’a pris pour un esthète décadent. Or, la plupart du temps, les décadents sont des politiques. L’esthétisme décadent est une réponse politique.

 


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