LE MIROIR, LA FENÊTRE, LA MAGIE (À PROPOS DE WILLOW SPRINGS).

Werner Schroeter de Gérard Courant, éditions Goethe Institut et Cinémathèque Française, janvier 1982.

Werner Schroeter est–il un cinéaste allemand ? Oui, il suffit de voir La Mort de Maria Malibran pour en être absolument convaincu. Même si Le Règne de Naples est un film napolitain, Le Jour des idiots, un film tchécoslovaque, L’Ange noir un film mexicain, Palermo un film (en partie) sicilien, Willow Springs un film américain, c’est justement dans ces films–là qu’il faut aller chercher la germanité de Werner Schroeter qui semblent, a priori, les plus rebelles à une telle investigation.

Prenons Willow Springs, tourné en Californie. Passons sur les réminiscences d’un cinéma américain qui va des grands mélodrames à la série B. Passons aussi sur les souvenirs de l’Ouest pour nous fixer sur un plan qui dit tout du désir de Werner Schroeter de dépasser Jean Cocteau dans le domaine des fausses apparences. À la fin des années soixante et au début des années soixante–dix, un certain nombre de cinéastes allemands s’étaient posé une question, en apparence anodine : à quoi servent les fenêtres dans un film ? Tous, ou presque, y voyaient — ou plutôt des critiques leur faisaient voir — qu’elles agissaient comme une ouverture sur le monde. Métaphore ou métonymie ? À chacun, bien sûr, de regarder à sa façon vers l’au–delà. Rien de nouveau, là, que l’on ne sache pas sur la question. Dans ce plan de Willow Springs, Werner Schroeter, par son regard, a perverti et renversé celui du spectateur. Plan sublime qui nous fait songer à quelques maîtres du Muet, à ces quelques images fugitives de la vamp se frayant un chemin dans les roseaux de L’Aurore. Werner Schroeteer réalise l’un des plus étonnants et des plus réussis effets en trompe–l’oeil façonné au cinéma. Dans un plan rapproché qui se révèlera, quelques instants plus tard, tourné en intérieur, Christine Kaufmann sur le côté gauche de l’image est dos à une fenêtre (que l’on croit être un miroir car les vitres sont légèrement sales et envahies par une buée frivole). Dans ce cadre–miroir, qui procède du reflet et non d’une ouverture vers le monde, on aperçoit, s’approchant, envoûtante et séduisante, Magdalena Montezuma. Pendant ce temps, par un lent et fluide zoom arrière, Werner Schroeter détruit cet effet de miroir. Mais c’est lorsque Magdalena est très proche de ce cadre que le miroir trahit sa fonction de miroir et devient fenêtre et que Magdalena ne venait pas d’un lieu proche la caméra (à côté, derrière) mais face à elle.

Après une telle démonstration, la question que l’on se pose est celle–ci : d’où provient cette surprenante maîtrise dans la transformation du réel ? Avant tout, d’un hiératisme insolent des poses et de la gestuelle, d’un visage (d’un masque) dont Werner Schroeter saisit les joies, les troubles, les souffrances et les fissures, d’un regard toujours signifiant (comme on l’entendait au temps du Muet), d’une sensualité de filmer, jamais cassée par quelques soudaines brusqueries de mouvement inadéquat de la caméra, si chère à Werner Schroeter, qui font, comme ici, d’un simple lieu désertique (ou d’une forêt enneigée dans La Mort de Maria Malibran ou d’une maison avignonnaise dans Flocons d’or) un empire fascinant de signes, une richesse de mise en scène.

Chez Werner Schroeter, la fenêtre n’est donc ni métaphore, ni métonymie mais reflet et illusion de réel, perversion de l’espace de la représentation, création d’un espace plastique afin de rassembler deux êtres — ou plus — qui s’aiment ou qui se déchirent, que le destin a fait se réunir : c’est avant tout un jeu visuel qui provoque l’étonnement, la surprise, la magie, voire la théurgie.

D’autres exemples pourraient confirmer cette analyse tel celui, dans le même Willow Springs, de la séquence où l’on découvre Michaël, le jeune Américain, pour la première fois, chez lui, rêvassant du bon temps passé à Tahiti. Werner Schroeter nous le montre, filmé de face, devant la fenêtre. La pellicule est exposée à la lumière intérieure de telle sorte que la lumière extérieure, très forte, de l’été californien, par la surexposition devient une masse blanche qui enveloppe le corps robuste et bien proportionné du jeune Américain.

Bref, Werner Schroeter est d’accord avec son concitoyen Novalis quand le poète nous dit, que si le monde devient rêve, le rêve à son tour devient monde.

Werner Schroeter, Allemand ? Autrement que les autres car il ne regarde pas l’extérieur à travers les fenêtres de la même manière que ses confrères !

 


gerardcourant.com © 2007 – 2024 Gérard Courant. Tous droits réservés.