NOTES SUR PHILIPPE GARREL.

Les Soleils d’Infernalia n° 11, décembre 1976.

En général, Philippe Garrel parle peu et s’exprime rarement sur son art ou sur le cinéma des autres. Ses entretiens, textes de présentation de ses films, débats, manifestes ou déclarations sont rares. Dans ses films, il ne se cache jamais derrière ses images. À nous de savoir les regarder pour en apprécier leur saveur, pour en déchiffrer leur mystère, pour en ressentir leur émotion. Pourquoi demander à un faiseur d’images de parler, d’écrire, de clamer des vérités sur le cinéma ? Si, parfois, il parle, il faut en profiter et l’écouter attentivement. Ses paroles éclairent son oeuvre, mais on pourrait tout aussi bien s’en passer tant son cinéma est parlant (même s'il est l'un des tout derniers cinéastes à faire des films muets), autocritique, autobiographique, psychanalytique. Sans concession. Irréel, à force de traquer sans relâche la réalité. Alors, quand il se décide à communiquer par les mots, de quoi nous parle Philippe Garrel ? En toute simplicité, de ses films et de ceux de Grand Frère Jean–Luc, de sa schizophrénie et de celle des autres, de Nico et de Zouzou, de ses rapports avec le cinéma et de son amour de l’art, du Système et de la Récupération, de la Révolution et du Capitalisme, du cinéma muet et du cinéma parlant, de la Vie et de la Mort, etc.

La vie est difficile à vivre nous dit Philippe Garrel car il est plus risqué de vivre quand on se pose beaucoup de questions plutôt que de mourir en faisant l’autruche. Par conséquent, le suicide ne peut pas être une solution. On ne peut pas remplacer la vie par le néant, le savoir par le rien, les images par l’écran noir. Pourtant, dans Le Berceau de crystal, le cinéaste fait mourir la jeune femme (Nico), mais n’est–ce pas pour une raison purement stratégique, une manière de clore définitivement avec sa trilogie hiératique (avec La Cicatrice intérieure et Athanor) et s’obliger, d'une certaine façon, à passer à autre chose ?

Philippe Garrel refuse de se soumettre aux diktats et aux idéologies. Ses questions et ses réflexions ne concernent pas seulement sa propre survie dans notre monde : elles nous interrogent sur sa préoccupation première qui est le cinéma. Lieu infini de recherches. Il n’hésite jamais à se remettre en questions. Il peut refuser la belle image de La Cicatrice intérieure et d’Athanor pour sacrifier aux surexpositions et aux sous–expositions des Hautes solitudes et d’Un ange passé. Il fait flamber son image. Rien n’est jamais arrêté définitivement, tout peut être remis en question. Dans Le Berceau de crystal, c’est le retour triomphal à une image soignée, propre, épurée, sans bavures. Après s’être d’abord écarté de l’influence de l’ange tutélaire Godard (Marie pour mémoire), puis, éloigné de la « belle image », plus facilement récupérable par une certaine intelligentsia artistique bourgeoise (La Cicatrice intérieure), son rapprochement esthétique avec Andy Warhol (Les Hautes solitudes) est–il définitivement abandonné ?

Comme tout artiste conscient de son art et de son rôle social, Philippe Garrel a une certaine angoisse de se faire récupérer par le Système. Est–ce une peur réelle ? Non, car Garrel ne sera jamais un cinéaste docile. Ce solitaire est irrécupérable et incorruptible. Sa perpétuelle vigilance l’immunise contre ce fléau qui a touché tant d’artistes et les a réduits à l’inexistence. Il préfère la misère (financière) d’être un cinéaste indépendant (de l’argent, des producteurs) à la misère artistique du cinéaste dépendant qui se suicide sur l’autel de la gloire et de l’argent. C’est le choix intransigeant de Philippe Garrel. Il préfère le plaisir de se promener dans le désert aux débats stériles dans les amphis. Il dénonce ce qu’il appelle la mystique politique, celle de l’Évangile selon Saint Mao, Saint Marx ou Saint machin. C’est toujours l’Évangile, c’est toujours des Saints, c’est toujours des cons qui freinent l’élan, qui court–circuitent les enthousiasmes les plus forts, qui récupèrent tout, même un mouvement, sain, au départ, qu’ils arrivent à pourrir.

Philippe Garrel est, actuellement, l’un des très rares artistes et cinéastes à tenir un discours sur la schizophrénie malgré toutes ces années d’intolérance idéologique que nous subissons depuis un certain mois de mai. Refus de ne pas s’allier à une mode (pour beaucoup, ce fut une mode). Aujourd’hui, tout le monde sait que la révolution se vend bien, qu’il y a de plus en plus de marchands du temple qui en tirent profit, qu’il y a de plus en plus de bien pensants, déguisés en faux révolutionnaires calfeutrés dans les groupuscules gauchistes. Philippe Garrel n’est pas homme à refuser ses erreurs. Il les accepte et pratique l’autocritique. Parfois, il est sévère, voire méprisant pour telle oeuvre de jeunesse. Trop, sans doute... Mais on est obligé de dire : « Chapeau ! » Mais comment pourrait–il progresser, si, les yeux fermés, il se satisfaisait entièrement de son travail passé ? Que beaucoup suivent son exemple. Que beaucoup cessent de se prendre pour de géniaux créateurs. La modestie est une vertu trop souvent ignorée par trop de cinéastes. Dommage pour le cinéma de leurs auteurs, dommage pour le cinéma tout court.

Philippe Garrel poursuit un vieux mythe, celui de faire un cinéma exemplaire. Un cinéma abstrait. Est–ce utopique ? Ou tout simplement possible ? Ce cinéma ne court–il pas devant lui et plus vite que lui ? Il ne veut pas d’un cinéma–cauchemar (Godard). Il préfère un cinéma désaliénateur à un cinéma libérateur sur le plan politique.

À l’époque de La Cicatrice intérieure, certains critiques avaient fait de Philippe Garrel, le Rimbaud du cinéma. Erreur : c’est du côté d’Antonin Artaud qu’il eût été préférable d’aller y voir d'un peu plus près. Les théories d’Artaud sont, ici, carrément mises en pratique par Philippe Garrel. Un film comme La Concentration n'est–il pas l'apologie d'un cinéma de la cruauté que l'on pourrait mettre en parallèle avec le célèbre Théâtre de la cruauté de l'auteur de La Coquille et le clergyman ?

Philippe Garrel a toujours pratiqué de l’anti–cinéma militant : il pose des questions et ne donne pas de réponses. À nous d'aller les chercher et de les découvrir. À condition de faire les efforts nécessaires à cette recherche et mériter ce que le cinéaste nous offre : être des spectateurs adultes et responsables.

L’art est inutile, dit–il. Pourtant, ne répète–t–il pas, sans cesse, que le cinéma est sa raison de vivre, sa raison d’être ? Belle contradiction, non ? Pour Philippe Garrel, le cinéma n'est pas seulement un moyen d'exprimer son art, il est également une immense bouée de sauvetage et de survie sans laquelle il périrait noyé dans les profondeurs de notre monde capitaliste. Philippe Garrel ne pourrait pas vivre sans le cinéma. Impossible. Impensable. Pour lui, la question ne se pose même plus car seulement l'imaginer serait remettre tout simplement son existence en péril. Une existence fragile qu’il faut préserver à tout prix... en faisant des films...

Chez Philippe Garrel, le rituel du tournage est fondamental. Il ne faut pas s’étonner, alors, qu’il se soit séparé, aujourd'hui, de toute équipe technique pour assumer, seul, la réalisation de ses films, aussi bien au niveau du tournage (caméra, éclairage), que du montage. Est–ce une thérapeutique suffisante ? Permet–elle d’éviter de déboucher vers la folie, cette grande dame, accueillante et perverse qui, lorsque vous vous retrouvez dans ses bras, vous serre si violemment qu'elle vous emprisonne et vous empêche de sortir de ses griffes ? Et Philippe Garrel révèle cette part de masochisme, inhérente à toute fuite vers une autodestruction qu’est la folie.

 


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