ENTRETIEN AVEC RAPHAËL BASSAN.

Date : 01/01/1981

Cette rubrique, qui a donné la parole à quelques-uns des cinéastes expérimentaux les plus représentatifs, se devait de s’ouvrir, enfin, aux journalistes, critiques, essayistes et historiens du cinéma d’avant-garde. Peu nombreux, mais refusant de s’enliser dans le magma ronronnant de la presse de cinéma, ces mutants de l’écrit auront, en ce lieu, le pouvoir de répandre leurs théories, de dévoiler leur passion pour ce cinéma hors-commerce et de nous faire aimer des films boycottés par la presse.

Notre excellent confrère Raphaël Bassan inaugure cette série. Prochainement, nous élargirons notre champ théorique sur le cinéma expérimental en interrogeant Barthélémy Amengual, Dominique Noguez, Jean Mitry et des spécialistes étrangers.

Raphaël Bassan est le critique de cinéma qui, aujourd’hui, dans la presse française, tant par la régularité de ses écrits que par l’espace qu’il leur consacre, couvre le mieux le cinéma dit « expérimental ». Il est donc naturel que nous l’ayons rencontré pour dresser un rapide portrait de ce cinéphile hors du commun et pour en savoir plus sur ses idées et ses théories concernant les différentes avant-gardes cinématographiques.

Très grand cinéphile depuis l’âge de six ans (« Dès que j’ai pu me déplacer seul, pour aller à l’école, je me suis rendu au cinéma »), Raphaël Bassan, s’orientait, au départ, plutôt vers une activité littéraire. D’ailleurs, en 1970, il fonde, avec son ami Hubert Haddad, une revue de poésie, Le Point d’être. Parallèlement, il réalise deux films en 16 mm, Le Départ d’Eurydice (1969) et Prétextes (1971), d’une durée de douze minutes chacun.

À cette époque, il se consacre à la critique cinématographique qu’il ne quittera plus. Il débute à Politique Hebdo, avec la création du journal (1970) et a collaboré, depuis, à près d’une trentaine de supports (dont Téléciné, Écran, la Revue du cinéma et Canal). Récemment, il a coordonné, avec Guy Hennebelle un numéro de la revue thématique trimestrielle CinémActionsur les Cinémas d’avant-garde.

« Je considère, affirme Raphaël Bassan, que la critique est une forme de création comme une autre ». Ces propos ont d’autant plus de poids qu’ils émanent d’un critique singulier qui marque un intérêt profond pour le cinéma expérimental dont on sait qu’une grande partie de la presse cinématographique ne rend pas compte, plus intéressée à se déclarer d’amour pour le énième de Funès ou Boisset.

« J’ai accompli, surtout depuis six ans, un gros effort pour faire connaître les cinéastes « différents » qui n’étaient pas des vedettes de l’avant-garde internationale : c’est surtout en cela que je me différencie de mes divers (et rares) collègues qui écrivent sur le sujet. J’ai souvent fait les premiers textes importants sur des gens comme Teo Hernández, Jean-Paul Dupuis, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, Pierre Jouvet et, récemment, un texte très approfondi sur le Journal filmé de Joseph Morder. Je m’intéresse aussi aux avant-gardes dans les pays non « dominants » : Hollande, pays de l’Est, etc., sur lesquelles j’ai écrit. Mon rôle, par des entretiens et des études, est de rendre crédibles les pratiques de ces cinéastes-là. » Quand on veut en savoir plus, Raphaël Bassan se contente de dire : « La découverte m’intéresse beaucoup » et il ajoute : « On ne peut pas aimer le cinéma différent si on n’aime pas le cinéma en général ». Le contraire est également vrai !

Pour ce sakhanoviste de la critique de cinéma, le grand renouveau de l’expérimental en France, après les premières avant-gardes des années 1920, et sans oublier le mouvement lettriste du début des années 1950 – sur lesquels beaucoup de critiques néophytes et mal informés ont fait l’impasse – se situe aux alentours des années 1975. Des étudiants d’arts plastiques, des pratiquants du théâtre imposent, en France, un courant original qui restitue sa dignité à la « silhouette humaine » gommée depuis la fin de l’underground américain, surtout par le cinéma structurel. « Des gens comme Stéphane Marti, Teo Hernández, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki inscrivent le sujet humain comme vecteur esthétique ».

Raphaël Bassan est encore plus prolixe quand on aborde l’évolution du cinéma expérimental : « Si on prend, à titre d’exemple, mais toutes proportions gardées de lieux et d’esthétique, la théorie développée par Isidore Isou dans Les Journaux des Dieux (1951) au sujet de la littérature, on peut diviser l’histoire de tout art en deux périodes. (Il s’agit, entendons-nous bien, d’un simple exemple et non d’une filiation théorique directe. D’ailleurs, à l’époque où Isou écrivait ceci, le cinéma expérimental moderne n’en était qu’à ses tout débuts) ».

« Isou distingue, en premier lieu, une phase amplique où l’artiste met son art au service de « l’anecdote » et cherche à en élargir le champ. Au niveau du cinéma, elle débute avec les frères Lumière et se clôt avec Gance et Griffith. Le cinéma tente de se constituer en tant que langage autonome, maître de ses codes et de sa technique (fractionnement du champ visuel en plans de diverses grosseurs, montage « a-synchronique », jeux d’éclairage, de cadres, de caches...). À partir de là, il y aura les cinéastes qui emploieront ce langage, tel quel, en l’assouplissant tout au plus au niveau de sa syntaxe : ce seront les « auteurs classiques » qui, même en faisant des recherches, garderont à l’esprit la prédominance d’un axe narratif (ou dysnarratif) à ne pas trop transgresser ».

« De toutes manières, précise Raphaël Bassan, le cinéma ne peut pas devenir expérimental s’il ne s’est pas constitué en langage autonome – classique – au préalable. Ceci est bien sûr schématique : il s’agit d’isoler l’identité d’un cinéma purement formel, c’est-à-dire celui qui constituera, selon la dénomination d’Isou, la phase ciselante de cet art. Le cinéaste y abandonne la primauté du thème pour approfondir les moyens même de son art. »

« Au niveau littéraire, Isou fait débuter cette phase à Balzac et l’arrête à Joyce. Dans le domaine cinématographique, cette phase apparaît avec des cinéastes venus de la peinture (Hans Richter, Walter Ruttmann, Oskar Fischinger...) qui vont rendre sensible et opérante la matière filmique par une rythmique de formes abstraites. Mais, à côté de ces cinéastes radicaux, d’autres réalisateurs comme Germaine Dulac ou Marcel L’Herbier introduiront simplement des éléments de rupture (montage rapide, surimpressions...) dans des films aux scénarios traditionnels, d’autres, comme Buñuel, Dali, Man Ray, travailleront visuellement les équivalences littéraires du surréalisme, d’autres encore feront avancer les choses en réfléchissant sur les éléments documentaires (opposés à la « fiction bourgeoise ») comme Dziga Vertov, etc. ».

« Ces premières avant-gardes, interrompues par la fin de l’ère du mécénat, l’arrivée du Parlant qui nécessitait une infrastructure très lourde, les crises et les guerres des années 1930 et 1940, reprendront aux États-Unis dès les années 1940 (Maya Deren, Kenneth Anger) et, tous les germes déposés dans les années 1920, seront explorés : l’héritage du surréalisme et de Cocteau dans les films underground (de Maya Deren à Jack Smith), le documentaire, dans l’école de New York (Shirley Clark, John Cassavetes, Lionel Rogosin), le cinéma abstrait, quittant les rives des arts plastiques, attaquera la perception cinématographique même, dans le film structurel (Michael Snow, Paul Sharits, Hollis Frampton, etc.). Mais, il n’y a pas qu’aux États-Unis que le cinéma expérimental renaît après-guerre, n’oublions pas le lettrisme en France ».

Si Raphaël Bassan est très critique vis-à-vis de la presse traditionnelle française, il s’en prend aussi aux théoriciens américains du cinéma d’avant-garde (P. Adam Sitney, Annette Michelson) qui se refusent, surtout pour cette dernière, à découvrir les nouvelles pratiques venues d’Europe ou d’ailleurs.

Raphaël Bassan situe le point limite et de non retour, de cette phase ciselante vers le milieu des années 1960 avec des films comme The Flicker de Tony Conrad, film fait sur le mode de l’alternance d’un photogramme blanc et d’un photogramme noir, ou les oeuvres de Paul Sharits ou Hollis Frampton : « Nous sommes dans les années 1967-1969, on ne peut pas aller plus loin dans la radicalité, c’est l’impasse ! Isou prévoyait une autre voie dans son étude, il s’agit de la phase hypergraphique qui permettait de sortir de l’impasse en ne cherchant plus de solutions uniquement dans sa discipline (la littérature) mais en intervenant dans le roman, la musique, la peinture, le cinéma... Encore une fois, ce texte écrit, il y a trente ans, s’avère assez prophétique, bien qu’il ne soit appliqué ici qu’à titre d’exemple sans présumer, le moins du monde, des conclusions de son auteur qui doivent être très différentes des miennes ».

« D’ailleurs, les cinéastes qui, à telle ou telle époque, ont senti qu’il fallait choisir telle option plutôt que telle autre, n’avaient, pour la plupart, pas lu Isou. L’histoire de l’art rejoint l’analyse d’Isou d’une manière presque naturelle, pourrions-nous dire, d’où l’importance de ses théories, souvent méconnues ».

« Pour résumer, le cinéma expérimental ne se lit plus d’une manière uniquement verticale (le meilleur = le plus radical) mais également horizontale : chacun a la possibilité d’approfondir telle ou telle tendance. Ainsi, s’inscrivent dans la phase hypergraphique, les performances, les actions, les diverses tendances du cinéma corporel, les multi-médias (projection + diapositives + moniteur vidéo) qui dépassent horizontalement le film structurel. L’apparition du cinéma expérimental dans d’autres pas (Europe de l’Est, Japon, Australie, etc.) introduit des modèles sensibles qui brisent la courbe proposée par le cinéma US qui, lui aussi, par l’arrivée croissante d’artistes venus d’autres disciplines comme le théâtre (Richard Foreman, Bob Wilson), la danse (Yvonne Rainer, Meredith Monk), la musique (Phil Niblock), ou représentatifs d’horizons sociologiques variés (punks, new wave), connaît des mutations très profondes. SI, dans les années 1960, nous étions en présence d’un art hyper-épuré, actuellement, nous sommes confrontés à un cinéma très référentiel où tous les enjeux de l’avant-garde, depuis ses débuts, se trouvent confrontés sur une même scène. À ce sujet, un film comme Le Neveu de Rameau de Michael Snow (1974), sert de césure entre la conception d’une avant-garde « évolutiste » et celles de nouvelles pratiques éclatées et réflexives. ».

Ici, s’arrête notre entretien avec Raphaël Bassan, très satisfait de la tournure des événements en France : « Le cinéma expérimental, ici, est d’un bon niveau et l’on peut dire que sur les cent cinquante cinéastes expérimentaux qui exercent, dix ou quinze méritent le déplacement ».

C’est déjà beaucoup !

Propos recueillis à Paris par Gérard Courant, inédit, 1981.

 


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