LE JOURNAL FILMÉ de JOSEPH MORDER.

Art press, n° 60, juin 1982.

Bienne est une ville charmante. Calée entre le Jura et l’un de ces innombrables lacs suisses, cette ville moyenne est une « zone » et une frontière entre la montagne et la plaine, entre l’eau et la terre, entre la germanité et francité. Idéal, dans ville bilingue, d’y concevoir un mini-festival dans lequel on va jouer le jeu de l’anormalité jusqu’au bout. Et derrière tout ça, qui se cache-t-il ? Jaques Dutoit, un des derniers mutants, un des derniers rêveurs (j’allais dire : éblouis) du cinématographe. Car il en faut de la folie pour proposer, trois jours durant, les douze dernières heures (sur les dix-neuf existantes) du Journal filmé de Joseph Morder que ce cinéaste, originaire de Trinidad et Tobago, poursuit depuis Noël 1967. Quinze années pendant lesquelles la petite grenouille Morder va se gonfler en boeuf pour rivaliser avec les grosses oeuvres : l’Encyclopédie, les actualités Lumière ou Kahn, etc. Qu’est-ce qui pousse ce Balzac du Super 8 – c’est en Super 8 qu’il a filmé presque l’intégralité de ses 250 films ! – à voler les images des autres ? En d’autres termes : comme ce tueur d’images s’y prend-il pour façonner l’une des oeuvres les plus importantes – en quantité, du moins – du cinéma parlant ? Parce que Morder est naïf comme Griffith, travailleur comme Méliès, drôle, parfois, comme Chaplin. Et suffisamment narcissique comme le doux Mocky pour cimenter un édifice costaud dont les sommets sont constitués par cet inévitable Journal filmé qui renferme tout : tournage de ses autres films, voyages, rencontres, amours, rêveries. Et, admirablement, étrangement ?, l’ensemble s’organise : la pâte documentaire lève en fiction. Comment ? Par une science quasi occulte qui pousse instinctivement le Journal vers le romanesque. Chaque partie (entre 1 heure 30 et 2 heures, couvrant une période d’environ six mois) raconte non seulement l’histoire de Joseph Morder, jeune cinéaste en marge du « système », mais celle – en creux, en amont, en aval – des gens (beaucoup de cinéastes) qui passent ou qui séjournent devant sa caméra, d’un lieu, d’une chose, d’un animal, d’un rêve, de l’espoir, de l’amour.

Le Journal filmé de Joseph Morder, qui traverse quinze années de cinéma, est l’un des documents les plus importants du cinéma d’après la Nouvelle vague ; car, que découvrons-t-on lorsqu’on a gratté les rêveries existentielles de Joseph Morder ? L’essentiel. C’est-à-dire : l’Histoire, le Cinéma, la Vie d’une époque – notre époque.

Gérard Courant.

 


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