INDIA SONG — À PROPOS DE TROIS PUBLICATIONS, AUTOUR DU FILM ET DE L’OEUVRE DE MARGUERITE DURAS.

Les Soleils d’Infernalia, n° 9, février 1976.

Pour tous les privilégiés qui ont assisté au dernier festival de Cannes, l’événement majeur de ces quinze journées de cinéma fut la projection d’India Song, le nouveau film de Marguerite Duras. Cette réussite cinématographique qui marie harmonieusement le cinéma, le théâtre et la littérature fut accompagnée avant sa sortie par l’ouvrage d’une jeune journaliste, Nicole Lise Bernheim : Marguerite Duras tourne un film (1) qui est, en quelque sorte, un journal de tournage sur India Song. Ce livre-témoignage est particulièrement original et singulier puisque la parole est offerte à tous les protagonistes du film, de Marguerite Duras, elle-même, à la maquilleuse en passant par le machiniste, le musicien Carlos d’Alessio, les acteurs Mathieu Carrière, Delphine Seyrig ou Michael Lonsdale. Cette manière de nous faire entrer dans une oeuvre – ici, cinématographique – est suffisamment nouvelle pour que cette démarche mérite que nous nous arrêtions quelques instants sur ce livre.

« Ce livre s’est greffé sur le film » explique Nicole Lise Bernheim. Au départ, cette jeune femme qui participait à India Song comme stagiaire son n’avait prévu d’écrire qu’un article sur Marguerite Duras et d’enregistrer quelques entretiens sur le tournage. Mais comme c’est parfois le cas, ce sont les événements qui influencent et qui guident nos choix. C’est justement ce qui s’est passé pour cet ouvrage qui n’aurait jamais vu le jour si le tournage d’India Song s’était déroulé de manière banale. Mais l’ambiance, la présence et la forte personnalité de Marguerite Duras ont fait naître cette idée de réaliser un livre sur le tournage qui se concrétisa presque immédiatement. « Ce « livre » s’est fait un peu tout seul, de bric et de broc. Un peu contre l’auteur, un peu contre le tournage. C’était un corps étranger qui essayait de trouversa place en jouant des coudes. Personne ne savait bien où aller et personne, surtout pas moi, ne savait qu’il y aurait peut-être un livre » raconte Nicole Lise Bernheim. La jeune femme s’entretint d’abord avec la cinéaste puis avec les autres membres de l’équipe et le résultat est ce livre précieux qui nous aide à mieux comprendre l’art cinématographique et la pensée de Marguerite Duras.

Nicole Lise Bernheim s’est intéressée, de manière (peut-être trop ?) systématique, au rapport homme/femme. Chaque fois que l’interviewé(e) évitait ou esquivait cette question, centrale à ses yeux, la journaliste insistait pour qu’elle l’aborde oubliant parfois que si Marguerite est une femme, elle est avant tout une artiste qui oeuvre dans la littérature, le théâtre et le cinéma.

Après la lecture de ce journal de bord, on est baigné par l’ambiance presque familiale qui régna dans cet immense château délabré dans lequel Marguerite Duras tourna son si beau film, pendant ce fabuleux mois de juillet 1974. Ce bien-être fut ressenti par toute l’équipe. Tout le monde fut fasciné par la présence de Marguerite Duras jusqu’à Delphine Seyrig qui reconnaît : « Je ressens une énorme identification avec son imagination, j’ai l’impression que j’imagine les mêmes choses qu’elle ».

L’entretien avec l’auteur de La Femme du Gange – le plus long –nous raconte comment s’est passé le tournage. Il nous apprend notamment toutes les difficultés qu’il a fallu vaincre pour mener à bien ce travail délicat et novateur. Il nous informe aussi sur les rapports que l’écrivain-cinéaste entretint avec Bruno Nuytten, le directeur de la photographie, dont les qualités ont beaucoup aidé la Dame de la rue Saint-Benoît. D’ailleurs, Marguerite Duras reconnaît qu’elle ne voudrait plus se passer de son talent même si elle devait travailler avec une équipe exclusivement composée de femmes. Bruno Nuytten s’affirme aujourd’hui comme l’un des meilleurs opérateurs du jeune cinéma français (c’est lui qui a confectionné les belles images deSouvenirs d’en France d’André Téchiné et de L’Assassin musicien de Benoît Jacquot). De sa collaboration avec Marguerite Duras, il a beaucoup appris pendant India Song et il tire l’enseignement que travailler avec des réalisatrices lui donne une impression de fraîcheur qu’il ne retrouve pas chez les réalisateurs hommes. Bruno Nuytten dévoile aussi son rôle de directeur de la photo et condamne nombre de ses confrères qui, au lieu de se mettre au service du réalisateur, font un travail qui les valorise eux-mêmes et qui est en opposition parfois avec la ligne artistique et la démarche esthétique du – ou de la – cinéaste.

Pour en revenir à Marguerite Duras, à la question banale de Nicole Lise Bernheim : « Tu es à la fois tendue et détendue », la cinéaste répond : « Souvent, je ne sais plus du tout ce que je veux. Et c’est alors que je fais les meilleurs plans. Quand j’hésite je trouve. Sur tous les tournages, je me donne le droit d’hésiter. Tu vois ? Je m’en fous, qu’est-ce que j’ai à perdre, je ne suis pas une cinéaste. Je peux chercher devant trente personnes, j’ai le droit. Qu’est-ce que je risque ? C’est de ces moments, qui sont apparemment des piétinements, mais c’est faux. »

Femme de Lettres, femme de théâtre, Marguerite Duras est aussi femme de cinéma. Pourquoi ? «  Le dégoût des films qu’on faisait à partir de mes livres. J’aime beaucoup Dassin et Mélina Mercouri, ce sont de très bons amis, mais quand j’ai vu Dix heures et demie du soir en été tourné par Dassin, je me suis dit, bon je vais quand même essayer d’en faire un. »

Pour Michael Lonsdale, dont c’est le troisième film (après Détruire dit-elle et Jaune le soleil) avec Marguerite Duras, la première vision d’India Song a provoqué une surprise très agréable : « Quand on voit le film la première fois, c’est tellement plein d’émotion... mais enfin la disproportion est flagrante entre ce que l’on croit faire et ce que le film a fait dire... »

Le Marguerite Duras tourne un film se clôt comme il avait commencé sous la plume de son auteur, Nicole Lise Bernheim. Dans le prologue, elle présentait en quelque sorte le mode d’emploi de son journal de tournage. Dans l’épilogue, après deux semaines intenses de travail, elle n’a pas échappé à l’envoûtement général. Elle s’adresse directement au film : « Je te regarde, film... » et n’hésite pas à s’attaquer aux plus grands, aux Renoir, aux Hitchcock dont elle ne supporte plus, avoue-t-elle, la misogynie.

À la fois frais et naïf, simple (mais jamais simpliste !) et sincère, féministe (parfois un peu trop) et passionné par son sujet, cet ouvrage est indispensable à ceux qui ont vu et adoré le film. Et pour ceux qui ne connaissent pas encore India Song et les autres oeuvres cinématographiques de son auteur, il sera un encouragement à les découvrir.

La revue Ça/Cinéma, qui parrainait et co-éditait cet ouvrage avec les éditions Albatros, aurait pu en rester là et estimer, à juste titre, que le regard de Nicole Lise Bernheim sur le cinéma de Marguerite Duras était suffisamment pertinent pour que l’on mette un point final au sujet d’étude India Song. Mais quand on connaît avec quelle constance et avec quel souci de questionner le cinéma, cette revue défend tout un cinéma différent, ne nous étonnons pas qu’elle nous livre, aujourd’hui, une publication (2) passionnante pour tous ceux qui voudraient avoir un éclairage supplémentaire et nouveau sur le film de Marguerite Duras. Pas moins de quatorze personnalités appartenant à la littérature, à la psychanalyse et au cinéma, s’y expriment et aident à mieux appréhender certains aspects de l’oeuvre de l’auteur de La Musica.

À la lecture de ce livre, on prend mieux conscience qu’il s’est passé quelque chose d’inhabituel pendant le tournage d’India Song. Chacun des collaborateurs reconnaît l’importance du film dans l’immédiat mais aussi pour toute une génération de futurs cinéastes. Pour l’écrivain Dyonis Mascolo, India Song est « Une naissance du cinéma » et il ajoute « Il serait dit que ce serait un écrivain qui le premier, mieux que ceux qui travaillaient aussi en ce sens de l’intérieur, parviendrait de façon vraiment décisive à faire la preuve que le cinéma pouvait être soustrait à sa dégradation littéraire, et doté d’une écriture indépendante, et rivale par là même de l’écriture littéraire ».

Joël Farges et François Barat, grâce à qui ce livre a vu le jour, parlent de la nouveauté du film et de l’amour dans l’oeuvre de Marguerite Duras : « L’avant-garde, ces derniers temps, fut sans récit d’amour. Ce que Marguerite Duras fait jaillir, c’est la passion : peut-on à tous vents laisser résonner son désir ? Destructeur, cela, va sans dire, parce que scandaleux, excessif, « émotif », quelque part, obscène : le corps (de l’acteur, du personnage, du spectateur) n’est-il pas emporté de fond en comble, perturbé, exalté, dérangé ? »

Après cette présentation endiablée suit un texte de Marguerite Duras, Notes sur India Song. Ce n’est pas une recette de mise en scène mais c’est un éclairage sur une quantité de détails et de petites choses qui nous permettent d’y voir plus clair dans sa manière de travailler. Il est impossible de ne pas citer ces quelques phrases en préambules qui ne feront pas plaisir à tout le monde et en particulier à tous les besogneux du cinéma : « Je fais des films pour occuper mon temps. Si j’avais la force de ne rien faire je ne ferai rien. C’est parce que je n’ai pas la force de ne m’occuper à rien que je fais des films. Pour aucune autre raison. C’est là le plus vrai de tout ce que je peux dire sur mon entreprise ».

Parmi la multitude de sujets abordés, elle nous parle de la réception, coeur du film : « Pour nous la réception, ce qu’on voulait en retenir, en décanter, c’était la poursuite d’Anne-Marie Stretter, sa chasse par la mort, par le porteur de ce féminin, le Vice-Consul de Lahore. Laquelle devait aboutir au rapprochement final entre lui et elle, à la fin de la nuit ; c’est-à-dire à l’expression mortellement convaincante de l’intelligence commune du refus. Donc, au suicide final. Ce refus de la vie au nom de la vie allant jusqu’à celui de l’amour même et du détournement de son dire ».

Dans son texte Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein le psychanalyste Jacques Lacan, en amoureux des mots et de ses jeux, s’amuse à décrypter le nom de ce personnage récurrent de l’oeuvre de Marguerite Duras : « Lol V. Stein : ailes de papier ? V ciseaux, Stein, la pierre, au jeu de la mourre tu te perds. » Et, décidément en pleine forme, il ajoute : « On répond : O, bouche ouverte, que veux-je à faire trois bonds sur l’eau, hors-jeu de l’amour, où plongé-je ? »

Faisant suite au numéro 52 des Cahiers Renaud-Barrault, spécial Marguerite Duras (3) de décembre 1965, nous ne serions pas complets si nous ne signalions pas que ces mêmes Cahiers (4) consacrent pas moins de 42 pages à Des journées entières dans les arbres, la fantastique (oui, oui, dans le sens plein du terme !) et singulière pièce de Marguerite Duras qu’a montée Jean-Louis Barrault. Hélène Cixous, Jean-Louis Barrault, François Regnet, Michel Foucault et Xavière Gauthier nous livrent leur connaissance de l’oeuvre de Marguerite Duras.

En guise d’introduction, ce géant du théâtre qu’est Jean-Louis Barrault avoue qu’il fut fasciné par le silence : « Cette fascination du silence, je la ressens en ce moment d’une façon exceptionnelle en travaillant Des journées entières dans les arbres de Marguerite Duras. Ce « silence », elle le connaît bien, et il nous réunit... Mon admiration pour « Marguerite » en grandit ».

Pour la romancière Hélène Cixous, Marguerite Duras cultive « l’art de la pauvreté. Petit à petit, il y a un tel travail d’abandon des richesses, des monuments, au fur et à mesure qu’on avance dans on oeuvre... C’est-à-dire qu’elle dépouille de plus en plus, elle met de moins en moins de décor, d’ameublement, d’objets... qu’elle en arrive à un travail de perte... »

Le philosophe Michel Foucault analyse la technique du dialogue dans l’oeuvre de Marguerite Duras : « Le dialogue n’est pas pris dans l’intrigue, il ne vient pas rompre le récit, il est dans une position toujours très incertaine, le traversant, le démenant, arrivant d’en deça ou d’au-delà. Il n’est absolument pas à la même hauteur que le texte et il produit un effet de brume et de flottement tout autour de ce qui est dit par l’auteur ».

Dévaluée, piétinée, mise à l’écart par les tenants de l’orthodoxie intellectuelle, l’oeuvre cinématographique de Marguerite Duras était jusqu’alors placée dans une semi clandestinité. Cette censure – car cela en était une – avait quelque chose de malsain. Aujourd’hui, grâce à ces trois publications (et à l’immense succès critique et public d’India Song), on assiste à un juste retour des choses.

Gérard Courant.


(1) Marguerite Duras tourne un film par Nicole Lise Bernheim, éditions Albatros (collection Ça/Cinéma). 20 francs.

(2) Marguerite Duras par Marguerite Duras, Jacques Lacan, Maurice Blanchot, Dyonis Mascolo, Xavière Gauthier, Pierre Fedida, Benoît Jacquot, Joël Farges, Viviane Forester, François Barat, Bernard Emmanuel Graciet, Jean-Louis Libois, Mara Carasco, Catherine Weinzaepflen, éditions Albatros (collection Ça/Cinéma). 30 francs.

(3) Marguerite Duras, Cahiers Renaud-Barrault, n° 52, décembre 1965, éditions Gallimard. 90 pages (sur les 130 du numéro) sont consacrées à Marguerite Duras. Avec la participation de : Raymond Queneau, Samuel Beckett, Jacques Lacan, Jean Duvignaud, Germaine Brée, Geneviève Serreau, Madeleine Chapsal, Jean-Louis Barrault, Jean Lagrolet. 5,40 francs.

(4) Marguerite Duras, Cahiers Renaud-Barrault, éditions Gallimard. Avec les contributions de : Hélène Cixous, Jean-Louis Barrault, François Regnet, Michel Foucault, Xavière Gauthier. 10 francs.

 


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