NOTES SUR LA CICATRICE INTÉRIEURE de PHILIPPE GARREL.

Date : 01/10/1975

La Cicatrice intérieure est peut-être le premier film à vous faire regarder autrement la couleur blanche. Blanche est la robe de Nico dont la blancheur déborde sur son teint livide, laiteux ! Blancs sont les chevaux. Blancs sont les vêtements du petit Balthazar Clémenti et blanc est la tenue d'Ari Boulogne. Blanches sont la neige et la glace. Blanche est la peau de Pierre Clémenti perdu dans ce désert de craie. Blanc est l’époustouflant troisième plan du film, godardo-stroheimien, ce travelling arrière avec une Nico tragique et un Philippe Garrel, en dandy déambulant de sa démarche à la fois nonchalante et déterminée.

Peu importe, que certains cinéastes aient essayé, avant lui, de mettre en scène le blanc. Peu importe que Daniel Pommereule, casse cette symphonie du blanc en apparaissant, tel un ange noir, sur un cheval de la même couleur. Car jamais, avant Philippe Garrel, un film n’avait, avec autant d'évidence, exhibé sa blancheur. Jamais encore, la virginité n’avait été projetée avec autant de force sur un écran de cinéma. Jamais, surtout, un cinéaste n'avait su transformer sa surexposition en lumière tout en exhibant ses artifices de mise en scène. En fermant, tel un magicien, le diaphragme de sa caméra à la fin de chacun de ses plans, l’image blanche surexposée s’assombrit et, lentement, pendant quelques photogrammes, les couleurs apparaissent. Jamais, enfin, on avait été transporté, soulevé de notre siège de spectateur, vers les origines du monde, vers un en-deça qui, dans le film de Philippe Garrel, devient un au-delà ! Son septième art ne devient-il pas la synthèse des sept couleurs du spectre qui donne la lumière blanche ?

N’y allons pas par quatre chemins : le fait est là ! On décolle ! Peu importe que La Cicatrice intérieure ne soit fait que de vingt-trois plans et que l’on ne retienne, des images de Philippe Garrel, que des déserts de sable, de sel ou de glace, l’essentiel, c’est de rassembler les éléments naturels de la nature, l’eau, l’air, la terre, le feu, qui se rejoignent quand Clémenti, sur son voilier noir, porte la flamme à l’enfant.

La Cicatrice intérieure ne vous prouvera pas que le cinéma, c’est ça, ni que l’on ne puisse pas faire de film autrement, ni que c’est un chef d’oeuvre, ni que ce film est le mariage du cinéma de Philippe Garrel et de la musique enivrante de Nico à la voix gutturale, ni que Clémenti est héroïque dans son costume d’Adam. Non, La Cicatrice intérieure nous propulse dans un autre monde, à des années-lumière de la production cinématographique et, loin également, des autres films de Philippe Garrel qui, pourtant, s'y connaît en ciné-voyages lointains. Cet autre monde, c’est l’absence d’un nouveau monde. La Cicatrice intérieure vous prouvera simplement que le cinéma a encore de beaux jours devant lui.

Il est juste de dire que cette heure de cinéma est une des plus belles qui furent impressionnées sur de la pellicule, depuis des années car, en supprimant de son film, toute marque de civilisation connue ou reconnue, Philippe Garrel gagne son pari insensé de faire adhérer un public à son projet de cinéma utopique. Le cinéaste a atteint enfin ce qu’il voulait depuis longtemps : faire un film parlant (presque) sans paroles, faire du désert un océan d’émotions. Vous l’aurez compris, La Cicatrice intérieure est un film insensé. Étourdissant. Et tout compte fait, le pari méritait d’être tenté car, à voir l’air stupéfait des spectateurs après ces 60 minutes de voyage à l'intérieur de Philippe Garrel, on ne peut que féliciter, haut et fort, notre cinéaste inter-galactique. Il a tenté l’impossible, l’incroyable, il nous a passé aux rayons X de sa caméra. Et ça marche ! Pourquoi ? Parce que La Cicatrice intérieure est un film inimaginable. On ne peut pas se dire comme devant certains films : « J’aurais pu faire ça ! » En mieux ou en plus mal, peu importe. C’est un film qui vient d’ailleurs. On pourrait le sous-titrer Voyage au centre du moi. Car en impressionnant des images hors de toute civilisation, il nous expédie sur sa planète de sable et de feu. Bousculé, ébahi, on en sort tout craquelé comme la terre de ce désert qui n’arrive pas à respirer. On est comme cette force intérieure de laves qui voudrait se libérer mais on est prisonnier, là, au centre de ce film matérialiste qui traite de mysticisme. Après tout, si Philippe Garrel nous parle de la création du monde pourquoi devrions-nous résister à la force tellurique de ses images ? Et ainsi, nous pouvons écouter les pleurs et les lamentations de Nico, contempler son visage d'outre monde, regarder cavaler Clémenti dans le désert sur son cheval blanc ou admirer le magnifique design des costumes hors-temps des personnages qui feront pâlir de jalousie tous les Pierre Cardin du monde.

Je serais prêt à donner pas mal de soi-disant chef d'oeuvres de l'histoire du cinéma pour ces quelques plans d'un monde et d'un cinéma nouveaux. Peu importe, enfin, que Philippe Garrel se soit glissé dans les photogrammes de son film, comme ces peintres de la Renaissance qui se peignaient dans un coin de leur tableau, car, quand on s'exile si loin sur une autre planète et que l'on n'est toujours pas revenu de ce voyage intérieur, on n'a de compte à rendre à personne.

Gérard Courant,
Inédit, octobre 1975.

 


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