Année : 1979. Durée : 1 H 01'
Fiche technique :
Réalisation, concept, image, son, montage : Gérard Courant.
Production : Les Amis de Cinématon, Les Archives de l’Art Cinématonique, La Fondation Gérard Courant.
Diffusion : Les Amis de Cinématon.
Enregistrement sonore : 29 janvier 1979 à Paris (France).
Tournage image : Alpes du Sud (France), Nice (France).
Format : Vidéo.
Cadre : 4/3.
Procédé : Couleur.
Collection publique :
BNF (Bibliothèque Nationale de France), Paris (France).
Cinémathèque de Bourgogne-Jean Douchet, Dijon (France).
Première diffusion publique : 22 janvier 2014, Site YouTube.
Dédicace : Le film est dédié à Howard Hawks.
Le Cinéma selon Luc Moullet est une interview audio de Luc Moullet enregistrée le 29 janvier 1979 par Gérard Courant pour la revue Cinéma 79.
La discussion entre les deux cinéastes tourne autour du film de Luc Moullet, Genèse d’un repas que ce dernier a tourné en 1978 en France, au Sénégal et en Équateur.
C’est l’occasion pour l’auteur de Brigitte et Brigitte de parler de sa conception du cinéma qui est aux antipodes du cinéma d’art-et-d’essai de la fin des années 1970. Cinéma révolutionnaire (dans tous les sens du terme), cinéma écologiste, cinéma économique, cinéma militant de la cause du Tiers-monde, le cinéma de Luc Moullet et Genèse d’un repas en particulier est un immense pavé jeté dans la mare du cinéma bien pensant de gauche. Dans ce film, le cinéaste Bas-Alpin parle également de ses autres films : Un steak trop cuit, Terres noires, Brigitte et Brigitte, Les Contrebandières, Une aventure de Billy le Kid et Anatomie d’un rapport et de son ancienne activité de critique aux Cahiers du cinéma dans les années 1950 et 1960.
Gérard Courant a ensuite illustré Le Cinéma selon Luc Moullet de panoramiques et de plans fixes de paysages de roubines, tous filmés dans la région de Digne, dans les Alpes-de-Haute-Provence, qui sont les lieux de tournages préférés du cinéaste.
« La montagne m’intéresse, aussi, beaucoup. Pour moi, le cinéma est un certain art de la surprise. J’identifie le cinéma à la rupture de pente, à la surprise qu’on a quand on marche sur une pente et qu’on en trouve une autre, toute différente » précise Luc Moullet dans on entretien avec Gérard Courant.(…)
En guise de conclusion, je renvoie à l’excellente interview d’où est extrait la citation ouvrant cette note. Nous y mesurons combien Luc Moullet est distant d’un cinéma de dénonciation, engagé, de type militant et que nous retrouvons régulièrement sur Citylightscinema. Sa position, là-dessus, est très intéressante à lire. Et c’est par ailleurs une excellente entrée en matière pour découvrir Genèse d’un repas, son documentaire traitant du Tiers monde et du rapport qu’y entretient l’Occident, y compris dans ses secteurs les plus à gauche. Soit un certain aveugement/silence sur une complexité du monde, et je dirais surtout, un manque de prise en compte des réalités autres qu’occidentales. Un film très percutant, réalisé bien avant les discours anti-mondialisation actuels, et qui rappelle comment Moullet peut s’avérer être un des plus fins observateurs de notre présent, depuis les roubines où il a grandi.
(Citylightscinema, 4 septembre 2013)
LA BANDE-SON DU FILM AVEC LA TRANSCRIPTION DE L'ENTRETIEN AVEC LUC MOULLET
Mes origines modestes m’ont influencé et m’ont donné un certain nombre d’avantages. J’ai l’habitude de vivre et de travailler en fonction d’une certaine économie. Je peux faire des films beaucoup plus facilement qu’un cinéaste bourgeois comme Jean-François Adam parce que je n’ai pas besoin de beaucoup d’argent pour vivre ou pour faire des films. Je sais calculer. Si un autre cinéaste tourne le même sujet pour 60 millions d’anciens francs, je peux le faire pour 30.
Mon principe est de m’en tenir à ce qui va de soi. Par exemple, j’essaie d’éviter les « chichis ». Le cinéma, en général, est beaucoup trop fondé sur le « chichi », c’est-à-dire sur un ensemble d’éléments décoratifs qui n’apportent rien à l’expression du sujet ou à la valeur du film.
Depuis la presque généralisation de la couleur, il y a des effets de couleurs qui sont standards et que l’on retrouve dans beaucoup de films.
J’évite aussi un certain embourgeoisement des actions et des situations, une certaine richesse extérieure qui est sans intérêt. Paradoxalement, j’ai toujours été influencé par un cinéaste issu d’un milieu aisé : il s’agit d’Howard Hawks qui exprimait directement ce qu’il voulait exprimer sans s’occuper d’une certaine joliesse de présentation. Il allait directement au but.
Mes débuts dans la critique aux Cahiers du cinéma, en 1956, furent assez difficiles. Il y a eu des heurts, mais pendant une bonne période (1958-1968), j’étais considéré un peu comme le chouchou. On était bien content de moi dans la mesure où je donnais le plus de textes possible.
Le travail de critique et celui de cinéaste sont des exercices extrêmement voisins. Comme critique, il s’agit de critiquer les films des autres et comme réalisateur, critiquer ses propres films. C’est la seule différence. J’ai toujours résumé le fait de faire un bon film dans cette formule : « Il suffit de répondre un millions de fois oui ou non et de ne jamais se tromper... ou se tromper le moins de fois possible ».
Il y a vraiment une continuité. À la limite, je n’arrive plus à savoir si je fais de la critique ou de la réalisation. Par exemple, dans des films comme Terres noires et Genèse d’un repas qui sont des documentaires, c’est encore plus évident parce que le montage a une grande importance. Le montage est un travail critique plus important que le fait de tourner un film. Quand le tournage importe plus que le montage, il y a un tas d’éléments improvisés que l’on ne suscite ou ne contrôle pas toujours. Ainsi, la moindre notion d’intervention critique est moindre. Il y a des choses qui arrivent subitement et l’on est obligé de les prendre parce qu’elles sont assez fortes tandis que dans un film où le montage domine, c’est la critique qui vient au premier plan avec, comme corollaire, l’importance du commentaire comparée à l’importance de l’écriture dans la critique.
Dans Genèse d’un repas, j’aurais pu ne choisir qu’un seul aliment, mais il n’y aurait pas eu de comparaison possible. L’idée de la comparaison de plusieurs aliments m’est venue avec mon premier film Un steak trop cuit, où les personnages mangeaient successivement des tomates, un bifteck, des saucisses et des pâtes. Une banane était dans le champ, mais je ne crois pas qu’elle était mangée. Ce film n’a pas connu de sortie en salle commerciale. Pour le faire sortir, j’ai voulu réaliser un long-métrage qui le continue. J’avais opéré de la même façon en complétant Brigitte et Brigitte avec Terres noires, qui n’avait pas pu, lui aussi, sortir seul.
Au départ de Genèse, j’avais donc cinq ou six aliments et j’ai eu l’idée de chercher leur origine. Par la suite, j’ai changé d’avis car il m’aurait été assez difficile de réaliser cette reconstitution quinze ans après parce que, par exemple, l’épicier chez lesquels j’avais acheté les aliments avait disparu. Cinq ou six plats, c’était beaucoup à étudier. J’ai pensé alors qu’il serait intéressant de prendre des aliments qui ont des histoires diverses parce que, s’il faut répéter des circuits économiques très semblables, ça pourrait devenir très ennuyeux.
J’ai essayé de diversifier au maximum les aliments en les choisissant d’origines très diverses. C’eût été travestir la réalité que de choisir uniquement des aliments venant de France. Ici, ils proviennent de trois origines : la France, le « Tiers-monde français » et le « Tiers-Monde étranger ».
Peut-on dire que Genèse d’un repas a été produit avec un petit budget ? Bon, il y a plus d’un million de caméras en France. Il y a donc au moins un million de films. L’immense majorité des films coûte moins cher (que ce soit les films de famille ou les films expérimentaux) que Genèse. Mon film est très cher par rapport à cette immense majorité de films, mais c’est un film bon marché par rapport à la petite minorité des produits dits commerciaux.
J’ai toujours fait des films avec l’argent dont j’avais besoin pour les réaliser. Pour Genèse, je n’ai pas eu de limitation financière. Si j’avais voulu dépenser 10 millions d’anciens francs de plus, il n’y aurait eu aucun problème. C’est le sujet qui nécessitait cette somme d’argent.
Il y a une dizaine d’années, je travaillais sur un projet écrit spécialement pour Bourvil et qui devait coûter assez cher : de l’ordre du milliard de centimes. C’était en 1968. Mais Bourvil a refusé parce que le sujet avait un impact comique inférieur à celui de La Grande vadrouille. À son avis, le film n’allait pas marcher et il avait peur de ruiner sa carrière. J’avais pensé un personnage légèrement différent du Bourvil traditionnel. Je voulais garder les deux tiers de sa silhouette physique et morale et modifier une partie dont il ne voulait pas.
Actuellement, pour changer, j’essaie de faire un film qui coûtera cher. Ce qui ne m’empêchera pas si j’échoue, de tourner un film de 10 ou 12 millions de centimes. Mais ça m’amuserait, une fois, de monter dans ma vie une superproduction. Depuis 1968, je n’ai pas recommencé à travailler à un projet aussi ambitieux parce que je suis paresseux et que ça m’ennuie d’écrire un scénario, d’y passer beaucoup de temps pour un résultat incertain. Si j’écris quelque chose en n’étant pas sûr que ça se fasse, ma motivation disparaît un petit peu. Il faut que je sois motivé. Actuellement, je le suis, mais il vaut mieux être réaliste.
Dans Terres noires, le caractère de fiction est très limité. Il y en a un peu. Mais la plupart des gens ignorent que c’est moi qui joue le cantonnier. Ayant maintenant une barbe, ça passe rigoureusement inaperçu. D’autre part, ma présence est l’expression d’un côté documentaire. Il s’en est peut-être fallu de peu que je reste dans le milieu paysan et que je sois cantonnier. C’est une option de moi-même qui ne s’est pas concrétisée.
Le documentaire et la fiction se situent sur le même plan parce que l’on se pose des questions identiques. Je n’ai pas l’impression d’une rupture quand je passe de l’un à l’autre. Je suis partisan de pratiquer un mélange des deux qui permet au spectateur de réfléchir. Ainsi, l’on va vers une expression totale et en même temps vers une plus grande réflexion de la part du spectateur afin qu’il puisse remarquer le côté documentaire du documentaire ou le côté fiction du film de fiction, bref qu’il soit toujours en éveil. On peut voir Anatomie d’un rapport comme un documentaire. Je cite souvent la phrase de Lubitsch qui disait : « La meilleure façon pour apprendre à filmer des acteurs, c’est de filmer des montagnes ». Comme je ne suis pas sûr de bien savoir filmer des acteurs, je continue à filmer les montagnes.
La situation est complexe entre la situation de l’ouvrier français et celle de l’ouvrier du Tiers-monde. Il y a, à la fois, les avantages considérables que connaissent le travailleur français et une certaine égalité des désavantages du Français par rapport à l’ouvrier du Tiers-monde.
Les avantages du Français se situent de façon évidente au niveau du pouvoir d’achat plus élevé qu’en Équateur ou qu’au Sénégal. Il y a aussi les avantages considérables qui ne se traduisent pas en termes de pouvoir d’achat mais en terme de qualité de vie. Par exemple, le fait que la moyenne de vie du Français soit de soixante-dix ans, contre cinquante pour le Latino-américain, est très important.
Il ne faut pas incriminer le climat équatorial qui est très agréable. Le Sénégal est un pays très varié, plus que la Suisse ou la France. Il y a une montagne où il ne fait pas spécialement chaud : on vit facilement de 0 à 4000 mètres d’altitude avec en plus des différences de température peu élevées dans les régions basses où existe un courant adoucissant. J’ai tourné dans un lieu où la température reste entre 20° et 24° pendant toute l’année.
Il y a aussi l’Amazonie où le climat est un peu plus chaud. En certains endroits, l’Équateur est, avec le Caucase, le champion de la longévité. On vit facilement jusqu’à 120 ou 130 ans. Si l’espérance de vie est si faible, c’est dû à des raisons d’exploitation économique car il n’y a pas assez d’argent pour soigner la population.
Lorsque j’étais à Machala, une infirmière m’a dit que, pour une maladie bénigne, cent enfants venaient de mourir dans un village de 1500 habitants, morts parce qu’il n’y avait pas d’hélicoptère pour aller les chercher. Il aurait suffi d’un hélicoptère ou d’une route pour aller les sauver. Ce pays manque d’argent et il n’y a pas d’hôpitaux convenables pour soigner la population.
On s’aperçoit que les habitants du Tiers-monde savent mieux vivre, que les occidentaux. Les avantages financiers dont disposent les ouvriers français ne leur servent pas beaucoup. Parfois, ils se retournent contre eux. Prenons comme exemple la voiture particulière qui peut être fort utile dans certains cas lorsqu’on habite à la campagne dans un hameau isolé mais qui, en ville, se retourne contre son utilisateur ? Ça compresse le budget au détriment de biens dont les citoyens ont besoin et ça a pour conséquence d’altérer la santé : on ne fait plus d’exercice et les accidents, souvent mortels, se multiplient.
D’autre part, posséder trop d’argent accroît la tentation de trop se nourrir. Il y a parfois surnutrition en Occident, avec ses conséquences sur la santé et la durée de vie. Les Français vivent en moyenne plus que les Équatoriens, mais à cause des excès, moins longtemps qu’ils ne le pourraient.
En même temps, ils sont « agglutinés » dans un processus de consommation systématique sans qu’il y ait à cela de raison véritable, à tel point qu’ils ne profitent pas vraiment de leur vie comme en profitent – le creux dans l’estomac, peut-être – les habitants de certains pays du Tiers-monde.
Les occidentaux se laissent entraîner dans une sorte de rythme infernal. Ils planifient leur vie et à vingt-cinq ans ils commencent à penser à leur retraite. Souvent, la vie n’est vécue qu’en fonction de cette retraite.
L’exploitation est surtout pratiquée par les gens de l’hémisphère nord au détriment de ceux du sud. Pourtant ceux-ci savent mieux vivre. Ils ont une psychologie qui leur permet de mieux s’exprimer, de laisser apparaître leurs joies.
Le tournage de Genèse d’un repas ne s’est pas réalisé sans heurts au niveau de l’équipe. Un jour, nous sommes allés filmer le repas de quelques ouvriers à la limite de la clôture du port. Nous étions mal à l’aise. Un opérateur a posé sa caméra parterre et ne pouvait plus tourner. Il disait : « Qu’est-ce que je fous là ? » Les ouvriers n’osaient pas manger. On les retardait peut-être dans leur repas. Comme je ne parlais pas très bien l’espagnol, je n’avais pas tellement envie d’expliquer à tout le monde pourquoi je les filmais. On a filmé en intrus.
C’est un problème qui se posait souvent. Quand je demandais à mes deux opérateurs de filmer des gens couchés à terre ou des mendiants, c’était la bagarre. Ils disaient : « Vas-y toi ». Mais je n’étais pas assez sûr à la caméra. Ce genre de problèmes a bien été mis à jour par le travail de Godard ou de l’équipe de Cinéthique. La dernière séquence d’Anatomie d’un rapport est également dans cet esprit.
Dans Genèse d’un repas, il y a des effets de contre-point de la voix off avec l’image. Quand un patron ou un travailleur parle, je montre des images de la réalité qui disent exactement le contraire. C’est un effet quelque peu facile, mais ce n’est pas répété pendant tout le film. C’est une impulsion qui vous pousse à ça : c’est trop beau pour ne pas être fait. Mais c’est la principale forme d’opposition de l’image avec le son. C’est utile puisque ça fait travailler les spectateurs qui attendent que l’image et le son soient synchronisés. Il faut qu’ils puissent saisir eux-mêmes le moment où il y a séparation. Il y a des moments où c’est très gros. Il y a une sorte de glissement et ce sont eux-mêmes qui doivent découvrir le glissement. C’est leur participation au film. Cela dit, ce n’est pas le seul rapport de l’image avec le son. Il y a beaucoup de pléonasmes. J’aime beaucoup le pléonasme qui est une sorte de confirmation.
Le principe n’est pas de concevoir un commentaire à l’usage d’un certain public français actuel mais de prendre le point de vue d’un essayiste du XVIIIe siècle qui se met à l’écart, qui regarde ça d’un oeil qui pourrait, par rapport à celui de maintenant, être celui de quelqu’un qui vivait, il y a cinq cents ans ou qui vivra dans cinq cents ans – encore que je puisse difficilement imaginer dans quelle position sera cette personne. Il y a très peu de sous-entendus destinés aux gens d’aujourd’hui. C’est pour cela qu’il y a des choses qui peuvent sembler naïves ou qui vont de soi, qu’un enfant de cinq ans connaît déjà.
Quand on exprime n’importe quoi avec une certaine distance et que l’on met tout sur le même plan, ça permet de mieux faire sentir les absurdités de la vie d’aujourd’hui.
Cette forme de distance, ce n’est pas moi qui l’ai inaugurée, il suffit de voir Las Hurdes de Luis Buñuel.
Dans Genèse, il y a un élément qui est à peu près constant, c’est le ton, la démarche, la situation à l’extérieur du monde décrit, la façon de tout mettre sur le même plan. La différence essentielle, c’est que le commentaire de Las Hurdes est implicite : sans que ça ne soit jamais défini, il est très orienté dans sa signification puisque, en fait, il ressort clairement du film que tout ce qui va mal dans la région de Las Hurdes est dû à la religion. Tandis que mon film reflète des principes économiques et des sens extrêmement contradictoires.
Mon film est le contraire d’un cinéma militant qui vise juste à la réalisation d’une action sans montrer les aspects complexes de la réalité. Par exemple, le film de René Vautier, Quand tu disais Valéry..., est un film anti-analytique. C’est un cinéma dangereux parce que le militant est simplement conforté dans ses positions. Les films militants peuvent être aussi aliénants que n’importe quels films commerciaux. On peut parfaitement imaginer un cinéma correspondant dans l’autre sens. René Vautier cherche à résoudre les problèmes par des effets lyriques. Il fait de l’analyse sociale en termes de musique. Parallèlement, Le Triomphe de la volonté de Leni Riefensthal peut avoir pas mal d’impact. C’est dangereux si on ne fait pas appel à la réflexion des gens.
Il y a une réaction presque unanimement favorable à Genèse d’un repas. Cela m’inquiète un peu car, en général, les films qui ont un bon accueil s’écroulent par la suite. Les seules réactions contraires sont celles de l’extrême-droite et de certaines personnes appartenant au Parti « communiste ». L’attitude du P.C. consiste toujours à dire qu’il y a les bons et les méchants. Il y a les gens qui ont les moyens de production, ceux qui prennent la plus-value des travailleurs, qu’ils soient de France, du Sénégal ou des Alpes. Ce n’est pas un problème d’opposition Nord-Sud (qui est un faux problème). C’est un problème général exploiteur-exploité.
Or, actuellement, les modes d’exploitation se situent en escalier. Tout le monde se situe à une marche de l’escalier qui fait 10, 20, 50 marches et il n’y a pas en bas les exploités, puis, ensuite, un mur, et les exploiteurs.
Pour simplifier, j’avais dit au cours d’un débat qu’il y avait trois catégories essentielles d’individus dans le monde : les exploités, les exploiteurs et les « exploités-exploiteurs ».
Les « exploités-exploiteurs », c’est l’ensemble des Français qui sont exploités par le grand patronat et qui, en même temps, exploitent le Tiers-monde en profitant de ses produits que l’on achète à bas prix. Ils profitent ainsi de la plus-value réalisée sur le travail des habitants du Tiers-monde.
Ce n’est peut-être pas évident pour un produit comme le thon qui est étudié au cours du film, mais c’est évident pour la banane qu’on paie, en moyenne, 4,50 francs le kilo, ici, alors que la tomate, qui a des prix variables entre 2 et 16 francs, coûte en moyenne 6 francs. Pourtant, c’est un légume dont l’origine est proche. Il n’y a pas de raison que l’on ne paie pas la banane aussi cher que la tomate puisqu’elle vient de beaucoup plus loin. C’est un exemple typique. Nous bénéficions de la situation que nous soyons cadre moyen, prolétaire ou grand patron.
C’est une notion qui me semble importante. Je ne veux pas dire qu’il faut cesser de lutter contre le grand patronat. Notre lutte doit être double : à la fois contre le grand patronat et contre cette forme d’exploitation dont nous profitons.
Ce n’est pas un discours dominant en France. Il me semble important de faire progresser, s’amplifier ces idées. Ça ne va pas sans heurts, notamment au niveau du P.C. qui a une attitude opportuniste et égoïste. Il en reste toujours au slogan suivant : augmentation du niveau de vie et du pouvoir d’achat du travailleur français. Il est évident qu’il faut égaliser le niveau de vie et le pouvoir d’achat des Français.
C’est très dangereux de faire croire aux gens que leur pouvoir d’achat et leurs salaires augmenteront considérablement si on prend au grand patronat ce qu’il vole aux Français.
En France, il y a une classe privilégiée qui représente au plus 1/200e de la population française. Même si, en gros, ils touchent 100 fois plus que la moyenne, ça représente un pourcentage de plus-value minoritaire par rapport à celui de la masse de la population française. Le salarié peut espérer une augmentation de 20 % si on le fait bénéficier de la plus-value réservée aux patrons. Mais c’est tout.
Par contre, on oublie que notre vie est fondée sur l’énorme plus-value retirée au Tiers-monde et que le jour où nous aurons un régime communiste, il aura à choisir. Ou bien il sera un régime égoïste résolvant exclusivement les rapports inter-français et sera le continuateur absolu du capitalisme, qui provoquera des frictions encore plus grandes avec le Tiers-monde et des menaces considérables. Ou bien, il devra devenir un régime communiste international qui appliquera une doctrine communiste dans ses échanges avec le Tiers-monde. À ce compte-là, il serait amené à supprimer l’exploitation du Tiers-monde, à faire disparaître la plus-value qui existe actuellement. Dans ce cas, on assistera obligatoirement à une baisse importante du pouvoir d’achat des Français. Il vaut mieux jouer cartes sur tables tout de suite pour éviter les déconvenues et les contre-révolutions.
Un régime communiste ne devrait pas amener une augmentation considérable du pouvoir d’achat mais plutôt une diminution avec laquelle je suis tout à fait d’accord. L’excès de pouvoir d’achat ne mène à rien et diminue plutôt notre qualité de vie, ne serrait-ce que parce qu’il nous oblige à trop manger et à consommer trop choses inutiles.
La preuve. Dans les régimes socialistes actuels, le pouvoir d’achat est nettement inférieur à celui des pays capitalistes, ce que personne ne nie aujourd’hui. Leur acquis positif est la réduction des extrêmes, ceux que l’on trouve en France et surtout aux États-Unis où il y a des classes extrêmement riches et des classes extrêmement pauvres.
Il est intéressant à noter le discours démagogique du P.C. qui, il y a quelques années, disait encore à Paris : « Notre but est de faire accéder un maximum de citoyens à la possession d’un véhicule automobile ».
Le but d’un véritable parti communiste serait, au contraire, de ne pas faire accéder le prolétariat à la possession d’une voiture mais de développer les transports en commun avec les réserves que ça comporte puisque, effectivement, si les gens habitent dans des lieux perdus, s’il s’agit de familles, une automobile est avantageuse.
Les roubines existent surtout dans les Alpes du Sud d’où je suis originaire. Elles sont un élément fondamental de mes films. Elles apparaissent dans Terres noires, Les Contrebandières et Une aventure de Billy le kid. Dans la roubine, il y a deux éléments : la montagne et le désert. C’est un espace théâtral sans problèmes. C’est un paysage assez malléable où l’on peut « jeter » des acteurs, faire un peu ce que l’on veut. C’est aussi un paysage sexuel : c’est creux, plein... C’est le théâtre sans problème d’éclairage. On respire bien et c’est agréable d’y travailler.
La roubine est un lieu où l’on peut tout faire. C’est à la fois un élément de décor et un microcosme. Je l’ai utilisé de cette façon dans Les Contrebandières. On ne découvre jamais l’échelle et c’est très bien pour établir des rapports de distanciation. On ne sait jamais si on est dans l’infiniment petit ou l’infiniment grand. On peut trouver des gens très grands dans ce qu’on croit être quelque chose d’extrêmement vaste.
La montagne m’intéresse, aussi, beaucoup. Pour moi, le cinéma est un certain art de la surprise. J’identifie le cinéma à la rupture de pente, à la surprise qu’on a quand on marche sur une pente et qu’on en trouve une autre, toute différente.
Dans Anatomie d’un rapport, il y a la nostalgie et la frustration de la montagne et de la roubine. C’est un film sans roubine. De même, dans Genèse d’un repas, il y a un aspect autocritique vis-à-vis de la situation que j’exerçais en tant que représentant du monde capitaliste par rapport au Tiers-monde. Je ressentais une certaine culpabilité dans le fait de vivre dans cette situation ambiguë. Or, mon milieu prédominant est la montagne. C’est pourquoi, inconsciemment, j’ai choisi de tourner dans des lieux sans montagne, à la mer : c’était l’autopunition. (C’était également pour des raisons objectives car les produits exportés sont généralement fabriqués au bord de la mer parce que la mer facilite les échanges).
Nous, les gens de la montagne, on a peur de l’eau. On l’accepte bien mais en petite quantité. La mer, c’est le mal, le danger, l’inconnu alors que la terre est une chose à laquelle on s’agrippe. Le rocher est quelque chose de sûr. La mer, c’est la peur. D’ailleurs, je ne sais pas nager. Dans certains moments de Genèse d’un repas, j’ai dû tourner en mer et je n’étais pas dans mon assiette.
Les roubines me hantent jusque dans mes rêves. À l’époque d’Anatomie d’un rapport, je rêvais d’une roubine géante qui s’élevait au-dessus de Boissy-Saint-Léger et de Villecresnes jusqu’à 5000 mètres d’altitude. (Elle a dû engloutir complètement la maison de Jacques Robert à Villecresnes).
gerardcourant.com © 2007 – 2024 Gérard Courant. Tous droits réservés.