image du film.COMPRESSION L’ANGE NOIR DE WERNER SCHROETER

Année : 2010. Durée : 3'

Fiche technique :
Réalisation, concept, son, montage : Gérard Courant (à partir de L’Ange noir de Werner Schroeter).
Production : Gérard Courant, Les Amis de Cinématon, Les Archives de l’Art Cinématonique, La Fondation Gérard Courant.
Diffusion : Les Amis de Cinématon.
Fabrication : juillet 2010 à Montreuil-sous-Bois (France).
Format : Vidéo.
Cadre : 1,37.
Procédé : Couleur.
Collection publique : BNF (Bibliothèque Nationale de France), Paris (France).
Première projection publique : 2 décembre 2010, Centre Pompidou, Paris (France).
Principaux lieux de présentation :
Centre Pompidou, Paris (France) 2010, 2011.
Festival d'Automne, Paris (France) 2010, 2011.

Présentation >>>

Compression L’Ange noir est la réduction de L’Ange noir, le film de Werner Schroeter en un film de 3 minutes. Le film est « compressé » à la manière d’une œuvre plastique d’Arman ou de César. Mais, à la différence du travail de ces artistes qui compressaient des objets usuels, Compression L’Ange noir compresse un objet artistique !

Le tour de force et le pari de Compression L’Ange noir a été de fabriquer une compression totale : dans ce film, il ne manque pas un seul plan du film original !

(Gérard Courant)

Critique >>>

L'ANGE NOIR DE WERNER SCHROETER VU PAR GÉRARD COURANT : ON DIRAIT QUE LE CIEL NOUS ÉCHAPPE

Son film le plus ingrat, le plus incompris, le plus secret. L’Ange noir n’a pas seulement pour but, comme le disait Werner Schroeter, de « montrer l’incroyable ignorance des gens quand ils perçoivent le Tiers-monde avec une mentalité colonialiste » ou d’être un film « profondément engagé pour la survie d’un Mexique qui ne soit pas contrôlé et dominé par le pouvoir nord-américain ». Il est plus que ça. Il va au-delà de cette réalité. Et si on y a vu, à l’époque de sa sortie en salle, seulement un film politique, presque militant d’une cause tiers-mondiste, on le réduit d’autant plus que cet aspect n’est qu’un des corollaires de la substance même du propos de Schroeter. S’il va, lui l’Occidental, au Mexique comme le fit Eisenstein trente-cinq ans plus tôt pour y tourner son film le plus libre, Que viva Mexico, c’est pour se mêler aux sources d’une culture nourrie dans d’autres creusets, c’est pour se rapprocher des Dieux car, comme le disait Antonin Artaud lors de son voyage au Mexique en 1936, « à mesure que nos progrès se développent, que notre emprise sur la nature extérieure nous gagne des déserts qu’on peut mesurer, on dirait que le ciel nous échappe ».

C’est dire que L’Ange noir est le plus intelligent des films en même temps que le plus simple. Pas simple pour tout le monde, me direz-vous ! Mais de quoi s’agit-il ? D’un homme, Werner Schroeter, qui prend peu à peu conscience que tout ce qu’il touche, tout ce qu’il regarde, tout ce qu’il filme est sacré. Prodigieuse constatation pour un artiste dont la force cinématographique, la fulgurance poétique, la sensualité du regard prennent consistance dans le sacré. En quelque sorte, au Mexique, Schroeter se trouve face à face à un immense miroir où il est déjà reflété avant qu’il n’ait entrepris quoi que ce soit, avant qu’il n’ait esquissé le moindre geste, le moindre regard, avant qu’il n’ait pu exprimer la moindre volonté.

Prenons un exemple, emprunté à l’un des premiers plans du film. Une voix nous explique la situation colonisée du Mexique et, pendant ce temps, Schroeter nous montre un adolescent, torse nu le regard angélique devant un mur décrépi, répondant à ses directives, accomplir des gestes amples et lents, jouant donc à un jeu dont il doit, on le suppose, tout ignorer jusqu’à l’utilisation qu’en fera le metteur en scène. Ce plan nous dit qu’au Mexique, le sacré est en tout, que ces gestes, ceux de la Mort, sont ceux aussi de la Vie, que les Dieux sont près de nous. Un cinéaste médiocre n’aurait même pas essayé de mettre en scène cette folie hiératique. Un cinéaste moyen aurait traîné dans des explications sans fin pour passer, en définitive, à côté de ce qu’il n’est pas possible d’expliquer par des mots ou par des théories, mais qui est, là, dans chaque séquence, dans chaque plan, dans chaque image, dans chaque photogramme de L’Ange noir : le sacré. Un cinéaste plus intelligent aurait tracé un lien avec l’antique culture solaire d’autres civilisations, mais aurait conservé le même schéma intellectuel d’explication et d’appréhension de la réalité. L’originalité de Schroeter est de savoir composer tout en simplifiant à l’extrême. Son génie, c’est d’avoir réussi à dire en un seul plan ce qu’il est impossible de dire par les mots. Avec Schroeter, nous avons le résultat en même temps que la synthèse ou, comme aurait pu le dire André Bazin s’il était encore parmi nous, la sensualité en même temps que le pensé.

Il y a d’autres façons de s’enthousiasmer pour L’Ange noir. On pourrait revenir sur la Mort avec laquelle Schroeter s’amuse jusqu’au vertige et jusqu’à la dérision. Artaud précisait bien ce que L’Ange noir nous exprime, instinctivement, par les images : « Réaliser la suprématie de la mort n’équivaut pas à ne pas exercer la vie présente. C’est mettre la vie présente à sa place ; la faire chevaucher divers plans à la fois ; éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force et un équilibre ; c’est, enfin, rétablir une grande harmonie ». On pourrait parler de la fascinante Magdalena Montezuma, drapée de noir, déambuler dans les ruines Maya, atteindre l’extase à force de regarder le soleil et se jeter du haut d’une pyramide. « Le Mexique est sur la route du soleil et, sur cette route, il nous faut pourchasser le secret de cette force de lumière qui faisait tourner les pyramides sur leur base jusqu’à ce qu’elles se placent sur la ligne d’attraction magnétique du soleil ». On pourrait parler aussi du style de ce film, puisqu’on y a vu, à l’époque, du réalisme social alors que c’est le film le plus baroque de son auteur. Et pour cause !

Schroeter se fond dans la réalité mexicaine pour remonter aux sources magiques de la culture du Mexique, via la culture espagnole et son baroquisme – on sait que ce métissage culturel fait l’originalité et la grandeur du Mexique comme on sait que c’est dans ce métissage de nature similaire des cultures germanique et italienne qu’explose l’art de Schroeter.

Schroeter est un de ces hommes de partout et de nulle part dont le cinéma, ou le théâtre, ou l’opéra, se partage avec la poésie. Je dirai en effet volontiers que L’Ange noir est un beau film parce que c’est simplement un film. En filmant son journal de bord mexicain, Schroeter prouve le seul cinéma par le seul fait que, sans film, il n’y aurait pas eu de voyage, pas eu de Mexique, pas eu de rencontre avec le plus délirant des pays puisque, personne, sauf Schroeter, saurait qu’elle s’est passée de cette façon. Ce qui est admirable, c’est donc cette volonté d’inscrire la rencontre de cette civilisation sur la pellicule, ce désir d’aller ailleurs, ce dessein de vérifier que « notre monde a bien perdu sa magie. Si la magie est une communication constante de l’intérieur à l’extérieur, de l’acte à la pensée, de la chose au mot, de la matière à l’esprit, on peut dire que nous avons besoin de nous retremper à des sources encore vives et non altérées » (Artaud, décidément !). Et justement, Ellen en est incapable, trop éloignée de cette civilisation et plus encore de ces Dieux dont Magdalena a su conquérir, en une poussière infinitésimale, le contact, la magie et la force. Mais elle en périra.

Si L’Ange noir prouvait seulement que le Mexique est un grand metteur en scène, son film ne vaudrait pas mieux que tous ces reportages à la gomme. Ce qu’il y a de prodigieux, au contraire, dans L’Ange noir, comme dans Que viva Mexico, c’est qu’en montrant des visages ébahis de joie et d’autres traversés par la souffrance, en révélant la marque insistante de la Mort et cette manière d’allier le Mexique d’aujourd’hui à celui d’hier, Schroeter découvre les derniers Dieux du Mexique et de notre planète, chassés qu’ils le sont tous, par le colonialisme et la consommation. Cruel verdict parachevé par ces images cyniques d’Ellen terminant son aventure d’où elle est venue, comme secrétaire de cette ambassade des États-Unis dont Schroeter sait que c’est de là que vient le mal « dans une civilisation pour qui il y a le corps d’un côté et l’esprit de l’autre risque de voir à bref délai se détacher les liens qui unissent ces deux réalités dissemblables » (Artaud, toujours).

Et la trentaine d’années qui séparent les voyages d’Artaud (et d’Eisenstein) avec celui de Schroeter n’ont-ils pas modifié les données même de ce rapport bien qu’Artaud perçoive cette évidence, présente autant chez Eisenstein que chez Schroeter, que « les Dieux du Mexique n’ont jamais perdu le contact avec la force car ils étaient et ils sont eux-mêmes des forces naturelles en activité » ?

Peu importe, en fait, que Magdalena et surtout Ellen ne puissent pas comprendre la véritable réalité du pays. Peu importe que le film ne donne aucune réponse possible à leur dérive. Il faut admirer L’Ange noir tel quel. Et, tel quel, L’Ange noir se présente comme le contraire d’un film à thèse. La folie de Magdalena c’est de croire qu’elle pourra épouser les Dieux et celle d’Ellen de ne même pas essayer de le croire. Un point c’est tout. Il ne s’agit pas de tourner La Salamandre ou je ne sais quel film du même tonneau, mais de montrer qu’une Allemande et une secrétaire d’ambassade américaine qui s’éprennent des Dieux mexicains, c’est de la folie. À vrai dire, L’Ange noir a déconcerté les plus chauds partisans de Schroeter, comme Regno di Napoli ou Palermo oder Wolfsburg les déconcertèrent et comme Der Tag der Idioten et Concilio d’Amore les décontenanceront. En effet, alors que l’on attendait Schroeter l’Européen, ce fut Schroeter le Mexicain. Alors que l’on attendait du baroque européen, ce fut du baroque mexicain. Alors que l’on croit voir du réalisme social là où il n’y a que du faux puisque Magdalena et Ellen sont dans l’impossibilité de communiquer avec la vérité des Dieux. Les Mexicains ne s’y sont pas trompés. Ils ont fait un véritable triomphe à des films comme La Mort de Maria Malibran et Flocons d’or quand ils furent montrés dans leur pays. Preuve à l’appui que le cinéma passe avant tout par le regard. Et le regard de Werner Schroeter, comme celui de Sergueï Eisenstein, était déjà mexicain bien avant qu’il visite les Dieux du Mexique.

(Werner Schroeter de Gérard Courant, éditions Goethe Institut et Cinémathèque française, janvier 1982).

 


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