Année : 2023. Durée : 5'
Fiche technique :
Réalisation, conception, montage : Gérard Courant (à partir de : Subway Riders de Amos Poe).
Production : Les Amis de Cinématon, Les Archives de l’Art Cinématonique, La Fondation Gérard Courant.
Diffusion : Les Amis de Cinématon.
Fabrication : Juillet 2023 à Montreuil-sous-Bois (France).
Format : Vidéo.
Cadre : 1,37.
Procédé : Couleur.
Collection publique : BnF (Bibliothèque nationale de France), Paris (France).
Compression Subway Riders de Amos Poe est la réduction de 25 fois sa durée de : Subway Riders, le film que Amos Poe a tourné en 1981, avec Susan Tyrell, Robbie Coltrane, John Lurie, Cookie Mueller et Charlene Kaleina, d’une durée de 2 heures en un film de 5 minutes. Le film est « compressé » à la manière d’une œuvre de César. Mais à la différence du travail de cet artiste qui compressait des objets usuels, Compression Subway Riders de Amos Poe compresse une œuvre d’art !
Le tour de force et le pari de Compression Subway Riders de Amos Poe a été de fabriquer une compression totale : dans ce film, il ne manque pas un seul plan du film original !
Bien même il n’y aurait que ce film, Subway Riders découvert au Forum du Jeune Cinéma, Berlin 1982 aurait mérité une visite malgré un festival compétitif assez mou. Car Subway Riders est peut-être moins terriblement mis en scène que Scarface, qu’il évoque diablement quand le saxophoniste-tueur exécute ses pauvres auditeurs-victimes, son action est moins rapide, son montage moins coulant, c’est vrai. Et alors ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Que Subway Riders est moins important que Scarface ? Là n’est pas le problème puisque lorsque Amos Poe tournait son film, il pensait sans doute à celui de Howard Hawks tout comme Godard quand il tournait À bout de souffle. Le résultat ? C’est que Poe, tout comme Godard, a fait son film. Le film de son temps.
À bout de souffle, c’est la Nouvelle Vague. Subway Riders, c’est la New Wave. Qu’y a-t-il de changé, alors ? Rien si ce n’est l’essentiel. Comme Godard, Poe fait renaître le cinéma dès qu’il s’approche d’une caméra. Car Subway Riders est un film qui prend des risques, qui n’a pas peur d’aller vers l’inconnu. Sublime est l’instant, vers le milieu du film, quand son héros, Anthony Zindo, interprété par Amos Poe lui-même, est recueilli par une femme. Mais nous comprenons rapidement que ce personnage n’est pas une femme, mais un être asexué, hors-temps, hors-espace. C’est un ange ! Un ange qui conduit la nuit dans sa voiture au secours de son saxophoniste.
Et ce sublime-là n’est rien à côté de cette autre séquence où la femme du détective, camée notoire, se fait une piqûre d’héroïne sur la langue. Cette scène, qui serait horrible chez Cayatte ou Sautet, est rigolote dans Subway Riders. Poe a l’exigence de la confronter à une bande-sonore – stupéfiante de bout en bout – qui prend le mot horse (cheval, en anglais), qui signifie l’héroïne, au pied de la lettre. Pendant la piqûre, monte lancinement, le bruit des galops puis quand l’opération dévastatrice atteint son apogée, la bande-sonore nous glisse des hennissements.
Pendant deux heures, Mos Poe crée son monde, celui de la nuit, le monde et la culture de la New Wave. De la désolation. Il tisse, en 16 mm couleur, les fils d’une scène souterraine et bourbeuse où, dès le prologue, il annonce que son film sera sans concession. On comprend alors que le saxophoniste ne tue pas pour le plaisir de tuer mais par contrainte, poussé qu’il est de ne pas pouvoir vivre comme il le désire. C’est, en quelque sorte, comme si nous avions, devant la caméra, à la fois le négatif et le positif d’un film. Le négatif étant la mort et le positif le visage téméraire et fragile du saxophoniste.
Amos Poe est le cinéaste de l’instant. Sa caméra, même si elle s’abandonne à de longues rêveries dans les rues new yorkaises, même si elle s’aventure dans des appartements colorés à l’excès, même si enfin elle fige les actions, sa caméra, dis-je, cherche une seule chose : geler la seconde présente dans ce qu’elle de plus fragile, de plus insaisissable pour la stopper nette. D’où l’importance du sacré chez Poe, et plus encore, du baroque, puisque le Rock pulvérise le mouvement. Et l’on a toujours l’impression, dans Subway Riders, qu’Amos Poe est en train de recueillir les milliers d’éclats provoqués par la collision de deux personnages afin de les ressouder et de les arrêter pour l’éternité. D’où, la quasi-fascination des corps dans Subway Riders.
Dans La Fureur de vivre, la tendre amourette tournait au tragique. Mais dans Subway Riders, il n’y a plus d’amour et il y a beaucoup de mort. Moderne James Dean, Anthony Zindo, qui n’a qu’un saxophone pour vivre, s’enfonce calmement dans la mort. Il faut avoir vu Subway Riders, rien que pour ces extraordinaires moments où Amos Poe, filmé en légère plongée, lève les yeux embués de désespoir en direction de la salle, prenant le spectateur à témoin qu’il n’y a plus rien à faire... seulement des films et les faire le mieux possible, ce qu’il réussit parfaitement. C’est l’un des plans les moins narcissiques de l’histoire du cinéma.
« Mourir à loisir » : Subway Riders est plus qu’un film hémingwayen. C’est le porte-drapeau d’une culture de la désespérance. La New Wave, c’est ça ! Poe filme la nuit comme l’aurait aimé Nicholas Ray et le Rock comme n’a jamais su le filmer Godard. Amos Poe sait rendre palpable la force physique de l’homme, la chair de la femme, la puissance des ombres, la beauté dans la survie. Pour Amos Poe, comme pour James Dean ou pour Michel Poicard, l’essentiel est de savoir bien mourir. Hélas ! Comme la mort, c’est la fin de tout, heureusement nous chuchote Amos Poe, heureusement que le cinéma est là, qui accumule la mort.
Gérard Courant, Cinéma 82, n° 280, avril 1982
Les vrais cinéastes sont sans doute ceux dont on se trouve contraint de prononcer le nom quand on ne sait plus comment expliquer autrement les impressions et sentiments innombrables dans des moments rares, devant une rue déserte, la nuit, devant un visage ébranlé par le désespoir ou lors d’un instant inattendu : Parsifal entendu sur l’autoroute battue par la neige en direction de Berlin ; Antonin Artaud criant sa haine à tous ceux qui l’écoutent ; bref, si ces sensations vous assaillent et vous disent : nuit, peur, pavé, mort, espoir, obsession, héroïne, rêve, musique, humidité, c’est que vous venez de lâcher le nom de celui qui, Outre-Atlantique, est en train de taillader le cinéma : Amos Poe.
De tous les cinéastes de la nouvelle génération, Amos Poe est le seul à faire songer à Godard, Nicholas Ray, Sternberg, Eisenstein, Welles, Cocteau réunis. Cherchez bien, il est unique. Pour le chef de file de la New Wave, ce conglomérat cinéphilique n’est pas la marque abusive et hautaine d’un plaisir snob car son film est noir. Noir comme la nuit. Noir comme le plus noir des films noirs. Noir comme The Big Sleep. Noir comme À bout de souffle. Noir comme They live by Night. Et ces gros plans de frigidaire alternés avec d’immenses plans de rues, ces néons, ces couleurs franches, bleues, rouges, ces angles volontairement eisensteiniens et wellesiens, ces ombres étrangement moites ne sont pas le énième ressassement du film noir. Non, Subway Riders, puisqu’il s’appelle ainsi, dépasse tous ces modèles pour faire, au contraire, de ce film New Wave le plus beau des contes citadins : Antony Zindo, saxophoniste et assassin de ses auditeurs, poursuivi par le détective Fritz Langley sera sauvé par un ange de la nuit. Et ce que l’on avait plus vu depuis Cocteau renaît dans le film de Poe. Car Subway Riders nous rappelle que les anges existent. Que les anges entrent par les fenêtres. On croit rêver ! et tant mieux, preuve que Poe porte bien son nom. Preuve qu’Amos a réussi à nous arracher de nos sièges de béton. Et il n’hésite pas à y aller de son corps, lui le Marlon Brando des rues noires, cet Elvis du saxo pour s’offrir le plus beau des rôles : celui du héros godardien exécuté en pleine rue. C’est le monde qui s’effrite en un instant, en un clignement d’oeil. Mais là ou Poe signe son film, c’est dans la dernière séquence emprisonnée par le jour. Anthony Zindo, arraché de la mort par son ange protecteur, s’envole en hélicoptère et lâche un « bande de dégueulasses ».
L’intrigue est légère, mais le film est foudroyant et neuf. Car est neuf ce qui est juste et sera juste ce qui est imprévisible. Et, à chaque séquence de ce film, notre prince new yorkais déroute les plus fidèles admirateurs du film noir. À peine le film noir est entré en nous que survient la féerie. Et quand la féerie a réussi à s’imposer, c’est le portrait d’une génération désespérée qui tente de s’accrocher à sa fureur de vivre. Il va sans dire que cette aisance souveraine dans la manière d’imposer sa loi à l’espace, aux corps, à la mort se double, dès que Poe apparaît sur l’écran, d’une maîtrise absolue de sa présence.
Par conséquent, Amos Poe peut, la tête haute, se balader dans les bas-fonds new yorkais. Nous sommes fiers de son film.
Gérard Courant, Art press, n° 60, juin 1982
GÉRARD COURANT NE S'INTÉRESSE PLUS À L'ARTISTE MAIS À L'OEUVREDans la série des Compressions, initiée en 1995, Gérard Courant ne s’intéresse plus à l’artiste mais à l’œuvre, qui devient un objet et un signe culturel au même titre que les produits de la société de consommation compressés par les Nouveaux Réalistes. Avec le sentiment d’appartenir à une cinéphilie en train de disparaître, qui a découvert le cinéma dans les années 1960 avant que ne déferle le flot d’images et de médias, quand il était encore possible d’en avoir une vision synthétique, il entend revisiter les classiques sous forme de digests, condensés, réduits, mais sans qu’il ne manque un seul plan.
Commencée en 1965 par Alphaville de Jean-Luc Godard, créé trente ans plus tôt, la série des Compressions se poursuit. (…) En isolant et en montrant bout à bout une image par seconde de film, Gérard Courant livre une compression de procédé rationnel et systématique, à contre-courant de la perception subjective du film par le spectateur, de « l’expérience esthétique ». La réduction (…) éloigne l’œuvre de la forme sous laquelle elle persiste dans les mémoires individuelle et collective, qui tendent à isoler quelques images iconiques comme autant de vignettes métonymiques (…) et à dilater la durée de certains passages pour en condenser d’autres. Mettant en évidence la structure de l’œuvre initiale, la compression, dépouillée de tout affect, la donne à voir autrement.
(Judith Revault d’Allonnes, catalogue Chefs-d’œuvre ?, Centre Pompidou-Metz, mai 2010)
GÉRARD COURANT RÉINTERPRÈTE LE CINÉMA« La réduction éloigne l’œuvre de la forme sous laquelle elle persiste dans les mémoires individuelles et collectives ». Le spectateur est ainsi plongé dans une expérience – nouvelle – esthétique. C’est de cette expérience que le spectateur peut ainsi se réapproprier l’œuvre et l’appréhender d’une autre manière que la forme initiale qui est ancrée dans la mémoire. Gérard Courant glisse vers une esthétique du déplacement, il recycle, il déplace, il réinterprète le cinéma et repense ainsi le rapport au monde à travers l’art. L’action de l’art constituerait à glisser d’une réalité à une autre, il semblerait que chez Gérard Courant il s’agisse davantage de déplacer une réalité au travers d’un médium spécifique, en l’occurrence ici le cinéma. « Le monde réel » est semble-t-il, chez le cinéaste, le point de départ de toutes ses œuvres, il soustrait la forme de l’espace du « monde réel » pour la disposer dans un espace différent, un espace en modulation.
(Estelle Pajot, L’œuvre filmée de Gérard Courant, Université de Bourgogne, UFR Sciences Humaines et Sociales, Département Histoire de l’Art et Archéologie, sous la direction de Isabelle Marinone, 2014)
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