PETER IBBETSON de HENRY HATHAWAY.

Cinéma 80, n° 253, janvier 1980.

Près de vingt ans avant d’offrir son premier rôle principal à Marilyn Monroe (dans le magnifique Niagara), Henry Hathaway réalisa ce Peter Ibbetson, film-emblème de la pensée surréaliste des années trente. Dans le même esprit que Voyage sans retour, sur un récit proche de celui de L’Heure suprême, Peter Ibbetson se différencie superbement de ces deux films, dans le parti pris de montrer ce que le Borzage laissait hors champ : le pouvoir du rêve dans l’amour fou qui ne trouvera sa concrétisation que dans la mort de ses deux héros, quand ils pourront « vivre » leur amour en paix, hors de l’espace social, délivrés des contraintes matérielles du monde des vivants.

Cet « état de mort », dont je parlais à propos du film de Tay Garnett, on ne le retrouve pas dans celui d’Henry Hathaway. Pourquoi ? Le corps filmique se fait ici, non plus phobie, mais lent glissement vers la mort : le rythme y est plus sobre et plus coulé. Les corps sont figés. C’est dire que le rêve et la mort sont censés se déployer à un autre rythme. Ainsi, Garry Cooper si « fringant » dans un film contemporain de cette époque, L’Extravagant Mr Deeds (Franck Capra, 1936) est raide et terne dans Peter Ibbetson. Rigide et compassé, disais-je, Garry Cooper est, en quelque sorte, l’infirmité du film, une sorte de corps en trop dont la fiction a pourtant le plus grand besoin pour se nourrir de lui.

Dans le dispositif mis en place par Henry Hathaway (tout faire pour nous faire croire au rêve et à une impossible vie après la mort), on constate d’entrée de jeu, à un bouillonnement obstiné du récit qui trouve sa violence et sa raison d’être dans cet « impossible » autour duquel se charpente la fiction. Pour arriver à ses fins, Henry Hathaway n’y va pas de main morte : la prison où séjourne Garrry Cooper et les rencontres fantasmatiques avec Anne Harding dans des paysages de rêve deviennent un espace féerique dans lequel nulle force, exceptée celle de l’amour, n’a le droit d’exister. Les gardiens sont de simples mécaniques aux silhouettes fantomatiques dont la tâche est de faire marcher un système répressif qui fonctionne dans une autre dimension.

Le corps, dans Peter Ibbetson, est donc soumis à deux opérations contradictoires : meurtri, il semble « déjà » mort et prêt à un autre monde où l’on se bat l’oeil de la matière et, rayonnant, producteur d’une énergie mentale dont la force anéantit les barreaux de la plus résistante des prisons. Mais la véritable prison n’est-elle pas celle de notre imaginaire ? Qu’est-ce qui peut bien résister au déchaînement de l’amour ? Ce qui, dans ce film, nous transporte et nous fascine, ce pourquoi André Breton disait que c’est « un film prodigieux, triomphe de la pensée surréaliste », c’est qu’Henry Hathaway joue sur deux tableaux. Réaliste, le film est semé de fausses pistes, puisque tout nous laisse croire à une histoire d’amour banale dont Hollywood s’est fait la spécialité et tout y est à prendre au pied de la lettre. L’espace dans lequel se déplacent les personnages joue sur tous les effets de réalité codifiés par le cinéma. Quand on aborde le monde de l’imaginaire et du rêve, toute la construction scénographique et narrative soigneusement édifiée précédemment s’anéantit, détruite comme un château de cartes, pulvérisée par les forces secrètes de l’amour.

C’est dans la dilapidation du récit que ce double jeu atteint ses limites et, ainsi, on assiste à un ralentissement de la marche narrative du film. Au contraire, dans un film comme Le Fantôme de Madame Muir, que certains surréalistes estimaient aussi beaucoup, Joseph Mankiewicz bâtit cet « impossible » sur le mode accumulatif pour atteindre, avec l’envoûtante séquence finale, à un orgasme fictionnel que tout le film a préparé par une lente montée du désir filmique.

Gérard Courant.

 


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