HÔTEL MONTEREY de CHANTAL AKERMAN.

Cinéma différent, n° 5/6, septembre 1976.

Si Hôtel Monterey est, avant tout, l’histoire d’un hôtel, c’est également l’histoire d’une caméra.

Une caméra omniprésente.

C’est l’histoire de sa trajectoire. De son déplacement. Son voyage à l’intérieur de ce vieil hôtel minable de New York.

L’hôtel Monterey.

La caméra pénètre dans l’hôtel, petit point blotti, écrasé par une armée de gratte-ciel.

Elle palpe cet espace en de longs plans-séquences.

Cette caméra regarde. Elle explore.

Elle voit. Lentement. Somme de couloirs sans fin. Un ascenseur qui ne cesse de monter et de descendre, jonction avec les étages et avec les couloirs. Encore des couloirs. Des portes entrouvertes. Des portes fermées. La caméra attend, prête à toute éventualité. Filmer un inconnu, un événement. Des lumières rouges qui s’allument. Des lumières rouges qui s’éteignent. Quelques chambres apparaissent dans de rapides tableaux hyperréalistes.

Cette caméra-oeil est voyeuse, paisible, troublante, perverse.

Elle ne triche jamais.

Ce vieil hôtel est habité par des personnes âgées. Une sorte d’anti-chambre de la mort. Son dernier refuge. Des personnes plus jeunes errent, aussi, égarées. Une femme enceinte. Un homme en noeud papillon assis sur une chaise. Il attend. Impossible d’imaginer son attente.

Première étape : la caméra s’est installée dans le hall d’entrée.

L’auscultation du hall commence.

L’exploration va se faire avec violence. L’intrusion de la machine-caméra va perturber, troubler, gêner les habitudes de paisibles clients à la vie réglée quasi mécaniquement. Sur leurs visages : l’inquiétude et la détresse.

Révélatrice, cette caméra-regard devient voyeuse. Viol de cette fausse intimité. Viol infatigable de l’image. Viol mental traumatisant. La présence de la caméra multiplie les questions chez les clients. Questions inscrites sur leurs visages (leurs masques ?) Comment doivent-elles réagir ? Regarder la caméra ? L’éviter ? Monter dans l’ascenseur ? Refuser d’y monter et rester bouche bée devant la caméra ? Inquiétude... indécision... incertitude...

Impassible, la caméra.

L’angoisse se lit sur les visages. Figés, désagrégés, décomposés. Ces personnages-ombres se retirent, préférant une solitude terrible, totale. Refus de sa propre image, de sa propre identité.

Les clients de l’hôtel deviennent involontairement acteurs devant la caméra de Chantal Akerman. Contrairement à un Dziga Vertov qui dissimulait sa caméra pour mieux saisir, prendre, arracher, choisir – à l’improviste – les meilleurs moments de l’expression des visages, du traitement des corps des personnages non acteurs, la cinéaste opère à l’opposé. Chez elle, la caméra est montrée, mise en avant. Le rapport filmeur/filmé est changé du tout au tout. Les habitants de l’hôtel jouent un rôle parce qu’ils ont un choix, même s’il est insoutenable, devant la caméra : être ou ne pas être devant la caméra.

Exemple : quand une femme passe devant la caméra, son image est impressionnée sur la pellicule. Si elle hésite, parce que troublée par l’opération de filmage, la caméra continue son travail mécanique d’enregistrement des images. La femme est perdue. Son affolement est toujours enregistré car la pellicule ne cesse de s’enrouler dans la caméra. Le montage n’opèrera pas de discrimination. Dans le film terminé, on verra cette femme passer, hésiter, perdue.

La caméra se dit : Mais qu’attendent-ils ?

Lentement, sûrement, la mort ? Effrayante préparation à la mort dans cet hôtel-cimetière et dans ces chambres-cercueils.

Mort certaine. Mort assurée. Mort sans risque.

Sur l’écran, les personnages vont se faire de plus en plus rares. Toutefois, sursis, une tête apparaît derrière une porte, clandestinement, à un moment où l’on ne l’attendait plus. Enfin, les visages disparaissent et font place aux couloirs, murs, portes, chambres. Sorte de prison mentale.

Peu à peu, la matière a fait place à la chair.

Pendant l’exploration de cet espace, la caméra entreprend deux voyages – j’insiste sur le mot voyage–  l’un vertical, l’autre horizontal. Le vertical, c’est le voyage qui démarre du bas, la nuit, pour aboutir, au lever du jour, sur le toit de l’hôtel. C’est toute la montée, la progression pour arriver à l’explosion finale. C’est aussi l’ascenseur qui, inlassablement, perpétue son mouvement de bas en haut, de haut en bas.

L’horizontal, c’est la somme des couloirs en longs plans fixes, les lignes qui fuient – droites – vers un but infini imprégnées sur la pellicule-mémoire.

Cette représentation des couloirs, qui joue de la fascination et de l’obsession (des couloirs qui relient à d’autres couloirs), que l’on retrouvera deux années plus tard dans Jeanne Dielman, est plus marquée dans Hôtel Monterey. Ici, tout semble plus terrible, plus insupportable. Plus de possibilité de s’en sortir. Alliés au travail sur la durée et sur le temps, les couloirs laissent l’impression d’un temps arrêté, sans fin, où toute échappatoire semble impossible. Atmosphère étouffante, saturée. Le premier mouvement de caméra dans le dernier tiers du film (auparavant, Akerman n’avait utilisé que des plans fixes) : un travelling avant, lentement amorcé, est véritablement béni par certains spectateurs. Le mouvement détruit la fixité de l’image et il est une bouée de sauvetage temporelle dans laquelle, pour ces spectateurs-là, la noyade était certaine. Par contre, pour d’autres – dont je suis – on peut parler d’envoûtement, de fascination filmique, de cinéma-hypnose. Peut-être, même de cinéma-jouissance.

Revenons à nos couloirs. Authentique labyrinthe où la sortie débouche sur une apocalypse silencieuse, calme. Une apocalypse acceptée, témoins au petit matin, ces voitures, phares allumés, roulant paisiblement, imperturbablement dans une autre réalité.

Enfin, la caméra sort de cet enfer silencieux au terme de quatre travellings avant-arrière. Est-ce une possible libération ? La fin de ce monde schizophrénique ? Une amorce de réponse : un immense flash visuel et mental nous éclate à la figure. Après quelques secondes, le temps de reprendre nos esprits, rendons-nous à l’évidence : c’est d’un flash avorté que le miroir de l’écran nous renvoie. Une fausse libération. Une illusion libératoire.

On comprend, alors, que la caméra est prisonnière, prise dans les mailles d’un labyrinthe invisible.

L’extérieur demeure encore plus bouché, plus bloqué. Les gratte-ciel qui se dressent sur l’écran forment un mur infranchissable, provocant, agressif. Notre vision est arrêtée. Le ciel que nous voyons n’est pas un ciel mais une toile blanche tendue au-dessus des buildings. Cette libération esquissée, aussitôt surgissent des pics orientés vers les hauteurs, annihilant tout forme d’espoir. Puis une barrière imposante se dresse devant nous, dernier stade de la désillusion. Vaste lieu schizophrénique où la caméra joue un rôle de thérapeutique et d’exorcisme.

Monde cadenacé.

Dans le dernier plan, quand la caméra, telle le Snow de La Région centrale, « s’envole » dans les airs en un lent panoramique pour ne laisser sur l’écran que le blanc des nuages, n’aboutissons-nous pas dans le néant ? Cette insistance sur le blanc, à la fois source et négation de l’image, ne nous fait-elle pas réfléchir sur la précarité de toute image filmique ? Chantal Akerman n’apporte, bien sûr, aucune réponse et s’en garde bien. Son souci immédiat est de composer des images et si les spectateurs se retrouvent et se reconnaissent dans celles-ci, tant mieux pour eux.

Dans ce travail, il n’y a aucune complaisance. L’esthétique du cinéma dominant n’est pas refusée, elle est ignorée. Plastiquement, Chantal Akerman, avec la collaboration de Babette Mangolte, a fait un choix clair : l’hôtel est crasseux, donc l’image est crasseuse. Attention, il ne s’agit pas d’un crasseux parachuté d’on ne sait où, ou au hasard d’une pellicule 16 mm trouvée dans les poubelles de la télévision mais plutôt d’un crasseux « noble ». Une pellicule 16 mm au grain épais, mal défini, où dominent les verts-bleus et les bruns-ocres, contraste évident avec les couleurs de Jeanne Dielman, bien propres, nettes, à l’image de cet appartement petit-bourgeois briqué, nettoyé par une ménagère scrupuleuse.

Cette guerre faite au spectaculaire et ce rejet du beau en tant que tel se retrouvent dans le refus de toute bande sonore (et, donc, de toute musique). On peut imaginer que ce ne sont pas seulement des impératifs financiers qui ont guidé ce choix. Pas de noyautage par la musique, par son côté fascinant, par ses effets amplificateurs.

Ce retour au muet que l’on retrouve, aujourd’hui, exclusivement dans l’avant-garde (Andy Warhol, aux États-unis, Philippe Garrel, en France), n’est pas une voie de la facilité. Contrairement aux cinéastes du Muet qui, privés de la parole, s’opposaient à ce manque et le contournaient par un montage rapide et des inter-titres qui leur permettaient de raconter une histoire seulement par des images, Chantal Akerman se dispense de ce pis-aller. En effet, si les plans sont longs et les inter-titres ignorés, à aucun moment, le film ne sombre dans l’ennui ou dans une abstraction détachée de son sujet. Car les films d’Akerman ont le petit plus dont beaucoup d’autres sont dépourvus : c’est la rytmique interne aux images qu’elle maîtrise complètement. Évidemment, quand cela atteint ces sommets, c’est rare.

Rare également quelqu’un qui, comme elle, « pense » et « vit » le cinéma en images. Si on y regarde d’un peu plus près, ce film est une sorte de déclaration de mort au scénario. Non pas que le scénario soit inutile en tant que tel mais il y a des circonstances où l’on doit savoir s’en passer.

Pas de scénario mais des cadrages tirés au millimètre. Inutile de dire l’importance du cadre dans tous les films mais particulièrement dans celui-là. L’immobilité de la caméra oblige Akerman à jouer juste. Une erreur serait une bavure immense et éclaterait sur l’écran.

Rien ne se passe. Ou très peu de choses. Et c’est ce rien qui nous intéresse. L’occultation de ces « creux », dans le cinéma, celui qui monopolise les écrans est, ici, la plaque tournante, l’intérêt de ce qu’il faut bien nommer une fiction. Montrer ce rien est une offense, un sacrilège, une faute chez les bien pensants du cinéma. Ce dérangement est déjà une victoire de Chantal Akerman qui se plaît à enfoncer encore plus fort la caméra-couteau dans l’écran-plaie en d’interminables plans fixes où, souvent, ne sont représentés que les deux murs, le sol et le plafond. C’est tout.

Hôtel Monterey n’est ni une étape, ni un brouillon avant Jeanne Dielman. C’est une oeuvre entière. Toute la force de Jeanne Dielman est déjà, là, sur la pellicule. Toutefois, il y a des lignes de démarcation très nettes qui séparent les deux films. En particulier, le travail sur la représentation et sur la narration.

Côté représentation, l’abstraction de tout personnage acteur diffère avec la prestation remarquable de la comédienne Delphine Seyrig dans Jeanne Dielman. Ici, domine le langage des choses et de la matière. Le couloir et l’ascenseur en disent plus que toutes les pitreries d’un acteur dans cet espace bloqué où toute fissure est interdite. De même, la démarche anti-narrative d’Hôtel Monterey nous fait toucher avec plus de force que tout discours cette loi implacable du cinéma. Comme le disait Jonas Mekas, « Au cinéma, la narration est une doctrine ». Et c’est aux cinéastes indépendants de détruire cette doctrine pour laisser la place à la pluralité, à l’égalité des expressions.

Grâce à ce travail, Hôtel Monterey dépasse la réalité et tue le réalisme. Le portrait de cet hôtel est plus vrai que ne pourrait l’être celui de n’importe quel reportage de cinéma-direct ou de cinéma-vérité filmé en ce même lieu.

Hôtel Monterey est-il un film sur l’Amérique ? Pas tout à fait. Est-il un film sur New York ? Peut-être. Est-il un film sur ses marges ? À l’évidence. Mais Hôtel Monterey est un film fait et vue par une européenne avec tout ce que cela comporte au niveau culturel, politique... C’est un film sur un apprentissage. Apprentissage d’un certain cinéma underground. Les influences de cinéastes, tels Michael Snow et Andy Warhol semblent les plus évidentes et ce n’est sans doute pas un hasard si celle de Jean-Luc Godard,version années 60, est tout à fait absente dans ce film, contrairement aux deux films suivants de Chantal Akerman, Je, tu, il, elle et Jeanne Dielman. En définitive, Hôtel Monterey est l’histoire à peine voilée d’un trajet Europe-Amérique. À New York, règne une liberté créatrice que l’on ne trouve pas en Europe. Et c’est cette liberté qui éclate dans Hôtel Monterey. C’est également un film sur une certaine Amérique. Une Amérique silencieuse. Une Amérique qui se tait. C’est là que le film rejoint le politique. Toutes ces personnes qui vivent dans cet hôtel (retraités soutenus par l’assistance publique, zonards, délinquants) n’attendent plus rien d’autre que la mort et le néant. Elles n’ont pas d’alternative car elles ont perdu toute tradition de luttes. Elles ne sont pas actives au sens social du terme. Elles sont donc placées en marge de la société. Elles nous sont montrées telles qu’elles sont. Sans enjolivement. Sans discours. Sans démagogie. Sans humanisme. C’est d’autant plus insoutenable. Ces écartés n’ont pas le droit à la parole et l’écran nous restitue cette vérité : leur silence. Le silence.

Gérard Courant.

 


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