COLLECTIF JEUNE CINEMA.

Libération, 10 mai 1976.

I. CRÉATION ET BUTS DU COLLECTIF JEUNE CINÉMA

Devant une demande de plus en plus croissante du public vers un cinéma de recherche qui refuse de faire la moindre concession aux codes bourgeois en vigueur dans le cinéma dominant, il est important de signaler l’existence en France d’un collectif de cinéma dit « différent » (ou « underground », « expérimental »... les termes ne manquent pas) : le Collectif Jeune Cinéma (1). À travers l’hexagone, il diffuse les films de cinéastes aussi différents les uns des autres que le sont ceux de Marguerite Duras, Marcel Hanoun, Jonas Mekas, Andy Warhol, Jean Genet, Chantal Akerman, Stan Brakhage, Adolfo Arrieta, Jacques Robiolles, Jean-Paul Dupuis, Louis Skorecki et de bien d’autres. Si, aux États-Unis, certains cinéastes peuvent vivre de leur travail en étant diffusés par les circuits parallèles (notamment les universités), ce n’est évidemment pas le cas en France. Deux problèmes majeurs se posent alors aux cinéastes : soit avoir d’énormes difficultés pour créer un cinéma personnel, soit se faire plus ou moins récupérer, d’où la nécessité de développer au maximum des circuits en marge de la distribution commerciale.

Créé en 1971, ce collectif est une association à but non lucratif de la loi de 1901, qui permet à des cinéastes qui refusent le système de distribution capitaliste en place (Jean Genet, Jonas Mekas, Stan Brakhage,...) ou qui sont rejetés par ce même système (Patrice Énard, Chantal Akerman qui le fut pendant des années) de pouvoir montrer leurs films, dans des ciné-clubs, dans des maisons de la culture progressistes ou dans des universités. Chaque année, de nouveaux cinéastes viennent déposer leurs films au sein du Collectif Jeune Cinéma. Ils demeurent propriétaires de leurs copies et ils peuvent les retirer à tout moment, ce qui va à l’encontre de tout le système de production-distribution basée sur la sur-exploitation des cinéastes-créateurs par les producteurs et les distributeurs. Au lieu d’être la victime de l’escroquerie des distributeurs et très souvent ne récoltant que des sommes dérisoires et symboliques peu en rapport avec les sommes qu’ils devraient percevoir, la coopérative remet 70% de la somme allouée après chaque location au réalisateur qui a choisi lui-même le montant de location, les 30% restant étant utilisés pour l’administration du Collectif.

II. LA REVUE CINÉMA DIFFÉRENT

Dès les débuts du Collectif, son animateur, Marcel Mazé, émettait le souhait de voir se créer une revue qui serait le trait d’union entre les cinéastes et le Collectif. Aujourd’hui, c’est chose faite. S’il a fallu attendre plusieurs années son apparition, les défenseurs d’un nouveau cinéma doivent se réjouir de la naissance de la revue Cinéma différent (en vente au local du Collectif et dans certaines librairies spécialisées). Le numéro 1 est paru au début du mois de mars. On y trouve des textes sur les films F 2 de Jean Pascal (2) (Grand Prix du court métrage du festival de Toulon 1975) et Jeanne Dielman 23, quai du Commerce 1080 Bruxelles de Chantal Akerman que Dominique Noguez et Gérard Courant ont longuement analysé. En guise de conclusion, Marcel Mazé dévoilait les méthodes qu’emploient les distributeurs dits « indépendants » pour s’approprier les droits de certains films de jeunes cinéastes. Dans le numéro 2, qui vient de paraître, Raphaël Bassan trace un bilan historique du cinéma de recherche. Raymonde Hébraud (3), professeur à l’université de Toulouse, nous offre des extraits de son livre Hors-cadre Eisenstein qui sera publié prochainement. Chaque numéro contient une rubrique technique. C’est Ahmed Kut, cinéaste du Collectif, qui a eu la charge de l’ouvrir sur les techniques et les recherches de surimpressions dans tous les formats (8 mm, Super 8, 16 mm, 35 mm), recherche qu’il poursuit assidûment à l’université Paris VIII, à Vincennes. Enfin, Patrice Kirchhofer dévoile au grand jour les tentatives de récupération du pouvoir – par l’intermédiaire de Jean Schmidt – que subit le cinéma dit « différent ».(On sait que la bourgeoisie essaie de tout récupérer pour mieux châtrer ce qui la dérange). Ce Jean Schmidt voudrait créer un organisme d’état qui diffuserait un certain cinéma de recherche. Inutile de dire tous les risques que cela comporte. On vous offre de l’argent, mais soyez raisonnables, messieurs les cinéastes de recherche.

III. LES PROJECTIONS

À Paris, les projections ont lieu tous les mardis à 21 heures à la Maison des Jeunes et de la Culture Saint Michel (juste derrière la fontaine) du 6e arrondissement. Allant au-delà de ce travail, le Collecif Jeune Cinéma organise les 24 et 25 avril, à Saint Michel, un week-end de cinéma lettriste avec l’intégrale cinématographique de Maurice Lemaître. Courant mai, à l’université de Jussieu, seront montrés, dans une journée non stop, des films de Werner Schroeter, Philippe Garrel, Marguerite Duras, Jean Genet, Andy Warhol, Jonas Mekas, Gerhard Theuring, etc.

En province, il est prévu de nombreuses projections dont plusieurs week-ends de cinéma dit « différent » (Dijon, Toulouse) qui permettent une approche en profondeur d’un cinéma qui ne demande qu’à se faire connaître.

Les demandes de locations sont devenues de plus en plus importantes et le Collectif Jeune Cinéma se voit contraint de changer de local et d’en choisir un mieux adapté à ses prérogatives, à la librairie La Guilde, au 61 rue de Quincampoix, dans le 4e arrondissement (le numéro de téléphone demeure le 531 65 61).

Se moquant de l’argent ou de plaire au public, refusant l’autocensure et la remplaçant par une audace débordante, ce nouveau cinéma contribue à l’évolution du langage cinématographique comme le firent leurs talentueux prédécesseurs (Dziga Vertov, Sergueï Eisenstein, Luis Buñuel, Jean Cocteau, etc.). Toutefois, il serait présomptueux de dire que ce qui est qualifié de « différent » suffit à donner un caractère subversif à certains films réactionnaires ou, tout du moins, faisant le jeu de l’idéologie dominante. Gerhard Theuring (Grand Prix du Festival de Toulon avec Leave me alone) nous mettait en garde contre ces usurpateurs-récupérateurs endéclarant : « Ainsi, le cinéma différent pour reprendre le mot utilisé à Toulon, ne peut exister si le réalisateur différent ne sait pas qu’il y a une histoire du cinéma, ce qu’est un western, ce que sont Eisenstein, Vertov. Et pourtant, il me semble que de trop nombreux films du cinéma différent témoignaient d’une totale méconnaissance du cinéma ».

Tout nous prouve que ce nouveau cinéma prend un véritable essor. Les locations de films se multiplient, les succès publics des derniers films de Marguerite Duras et Chantal Akerman dans le secteur commercial art-et-d’essai en témoignent. Les festivals du Jeune Cinéma à Toulon (où la section « Cinéma différent » fut la plus remarquée), du Cinéma Indépendant à Thonon-les-Bains, du Cinéma Expérimental à Knokke-le-Zout, en Belgique, les rencontres Pour un Autre Cinéma à Digne sont là, inscrits dans l’histoire, et jouent un rôle de premier ordre dans le développement du nouveau cinéma. Lors de la remise des prix au festival de Toulon, Marguerite Duras a parfaitement bien résumé la situation : « Faire du cinéma différent, c’est avant tout ne plus vouloir subir le cinéma de la société de consommation. Le lieu du cinéma différent est un lieu tragique, c’est avant tout celui du refus ».


(1) Le bureau est composé de Raphaël Bassan, Pascal Caruso, Gérard Courant, Jean-Paul Dupuis, Patrice Kirchhofer, Marcel Mazé, Jean Pascal, Bernard Perraudin.
(2)Jean Pascal s’est ensuite appelé Jean-Pascal Aubergé.
(3) Raymonde Hébraud s’est ensuite appelée Raymonde Hébraud-Carasco, puis Raymonde Carasco.

 


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