L’HYPOTHÈSE DU TABLEAU VOLÉ de RAOUL RUIZ.

Cinéma 79, n° 245, mai 1979.

L’illusion de la représentation

Ce nouveau film du cinéaste chilien Raoul Ruiz est troublant. Troublant par sa facilité d’écriture, de mise en abîme et d’intelligence de sa mise en scène, de jeux de cache-cache entre la voix in du collectionneur et celle, off, du commentaire dont on ne saura jamais à qui elle appartient et d’où elle provient. (C’est l’une des parts de mystère dont s’entoure le film. Nous le verrons, ce n’est pas le seul). Troublant aussi par la prestation du très regretté Jean Rougeul, dont la « sortie » (c’est son avant-dernier film avant de disparaître) est impressionnante, le visage impassible et détendu menant le récit de main de maître. Troublant enfin par la subtilité du sujet. Et de quel sujet s’agit-il ? Un collectionneur présente l’ensemble de sa collection de tableaux peints par le peintre Tonnerre. Ce dernier est un peintre pompier et imaginaire dont le nom connote à l’évidence un art du superflu et du superficiel. On imagine sans peine l’éclair qui s’associe à la consonance de son nom. Cette visite est constamment hantée par une absence : la disparition d’un tableau. On découvre peu à peu que chacun des tableaux a une relation et prend un sens qu’avec les autres. Des énigmes apparaissent, se défont pour aussitôt se reformer.

Rebondissement et complication de l’intrigue. Raoul Ruiz a eu la subtilité de « corser » cette visite par l’adjonction de « tableaux vivants » (c’était d’ailleurs le premier titre du film) d’acteurs, immobiles, qui miment chacun des tableaux. Le collectionneur examine, ausculte ces corps figés, fissurés parfois par d’infimes mouvements qui troublent l’ordre de la représentation afin d’éclairer quelques mystères, de percer quelques secrets. La fin du film est une cascade de scandales qui, tous, ont trait à la sexualité. Ils proviennent de la découverte du culte de Baphomet, imaginé par Pierre Klossowski dont la collaboration avec Ruiz, dans ce film, est une réussite. Il s’agit d’un être androgyne dont les origines remontent à l’époque des Templiers. Il serait bon de préciser maintenant que le film devait être au départ un documentaire sur Klossowski mais Ruiz a débordé la commande de l’Institut National de l’Audiovisuel, afin de construire une fiction qui pénètre subtilement et intelligemment dans l’univers de l’auteur de La Révolution de l’Édit de Nantes.

Force du sujet. Qui, à part Orson Welles, se risquerait à présenter ainsi les aléas de la représentation – le vrai et le faux, le savoir et l’ignorance, la vérité et le mensonge, etc. – dont le film se nourrit ? Qui, surtout, se risquerait à le faire aussi dangereusement sans tomber dans la trappe du didactisme, voire dans l’attrape-nigaud du parallèle entre les arts, cheval de bataille des benêts de l’avant-garde ?

Force d’écriture. Patiemment, de film en film, Raoul Ruiz atteint un seuil où l’oeuvre se cristallise, s’épure, mûrit. Et cette maturité provient essentiellement de l’aboutissement d’un long travail qui a coïncidé avec son arrivée en France, ce que les amis Claude Chabrol et Éric Rohmer désignèrent, à propos de l’implantation du très Britannique Alfred Hitchcock en Amérique, par cette formule convaincante : « Le dépaysement servit de catalyseur ».

Dans ce film, il est question de jeux d’imbrications à partir de l’absence d’un tableau qui, à chaque fois qu’il est évoqué, permet d’évacuer et de résorber les mystères dans « l’hypothèse du tableau volé ». Imbrication de leur représentation, de leur histoire, de leur récit. Imbrication de Jean Rougeul dans les tableaux vivants jusqu’à en devenir un des éléments (un des acteurs ?) Imbrication des voix de Jean Rougeul et du commentaire (qui pourraient bien, parfois, nous faire penser à certains des meilleurs films de Marguerite Duras, je pense à La Femme du Gange ou à India Song), ce qui provoque quelques pointes d’humour (que l’on ne trouve pas, que je sache, dans les films de Marguerite Duras). Cette ironie transgresse le sérieux de ce discours sur la Représentation et ses jeux d’illusions, sur l’Art, toujours tourné en dérision avec ce Tonnerre bidonnant et sur le Cinéma, art de l’illusion.

Dans ce dispositif qui éclaire le récit sans jamais en donner toutes les clés, il y a des infinités de trésors que le spectateur, en position d’interpellé, peut explorer à loisir. Jean Rougeul, je le répète, est émouvant et époustouflant. La photographie de Sacha Vierny rappelle celle d’Henri Alekan de La Belle et la bête avec toute une gamme de gris aplanie par une sorte de léger brouillard. L’univers de Pierre Klossovski, au contraire du Roberte de Pierre Zucca, n’est jamais épousé à la lettre. Raoul Ruiz a su s’en éloigner pour mieux en atteindre le corps, l’esprit, l’âme. En quelque sorte, elle en est son commentaire.

Reste à espérer que ce film qui a gagné un à un ses défenseurs et ses admirateurs au fil des festivals : Cannes, Paris, Rotterdam, Berlin (on est passé de l’ignorance cannoise à la consécration berlinoise) saura conquérir le public qu’il mérite. Preuve qu’un film, qui est autre chose qu’un produit de consommation courante, doive attendre « son heure » après une période plus ou moins longue d’incubation où tout un réseau, en partie souterrain (le bouche à oreille, une critique « éclairée ») se met en marche pour porter le film à son destinataire : un public exigeant, prêt à recevoir toutes sortes d’émotions. Surprise, étonnement, amusement, satisfaction.

Vous dites ?

Force de l’intelligence.

Gérard Courant.

 


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