QUELQUES EFFETS WARHO-LIENS

Date : 11/12/1976

« Ma philosophie est : chaque jour est un jour nouveau ». (1)

Andy Warhol.

Si je vous dis que les oeuvres d’Andy Warhol évoquent la violence et la mort, les bruits et les couleurs d’un rituel en morceaux dont les lambeaux ont été reconstitués en hâte pour nous offrir un spectacle sacré, vous aurez avancé... d’un poil. C’est tout ! Si je continue en clamant qu’ennemie du romantisme son oeuvre refuse la sentimentalité et ne s’intéresse qu’au fait, à la banalité du quotidien, à sa médiocrité, à sa laideur tenace, à son aspect morbide, sordide, votre savoir sur la saga warholienne se sera légèrement enrichi. Vous voyez que c’est insuffisant. Bien sûr, je pourrais continuer longtemps, comme ça, à énumérer indéfiniment les thèmes warholiens. Mais on en serait toujours au même point. Ici, nous nous intéresserons, croyez-moi le plaisir en sera plus grand, aux effets que produisent ses films et nous laissons le lecteur attiré par certains thèmes (« la critique thématique a pris, ces dernières années, un coup de discrédit ») (2), consulter le passionnant ouvrage de Stephen Koch (3). En France, beaucoup de travail est à faire. Ce texte se propose donc d’être une fléchette (peut-être faudra-t-il en arriver aux flèches, qui sait ?) envoyée énergiquement à la face des critiques des revues dites « spécialisées » (4) dont les travaux concernant les films d’Andy Warhol se signalent par une absence étrange. C’est dire tout le travail qui reste à effectuer dans ce désert. Cette étude se borne seulement à défricher et éclairer ce manque. C’est son seul but.

Il n’y a pas si longtemps encore, Andy Warhol faisait des films. En quelques années, il fut l’un de ceux qui a le plus rénové et le plus mouvementé le septième art. En quelque sorte, il a entrepris un geste formidable de bannissement du côté sérieux et sacralisé du cinéma. Il en a entièrement renouvelé les ambitions et a décomplexé toute une génération de cinéastes. Et, depuis, il a passé sa caméra aux autres, se contentant de les regarder filmer. Et il rit. Très fort. Sans le fantastique séisme mental ininterrompu qu’il a provoqué, est-ce que des films comme Les Hautes solitudes de Philippe Garrel et Jeanne Dielman de Chantal Akerman, auraient-ils eut une chance de se faire ou, tout du moins, d’exister, d’êtres montrés ?

Sans doute que non et les intéressés sont les premiers à reconnaître leur filiation esthético-culturelle warholienne. (Il faut préciser qu’ils se réclament également tous deux du Godard de la période la plus féconde, celle qui va d’À bout de souffle à La Chinoise, ce qui prouve qu’il fut possible à certains, de concilier ces deux pôles, au départ divergents, qui se rejoignent dans le subversivement de la représentation cinématographique).

Pour le spectateur aliéné par la TV ou le CCC (Cinéma de Consommation Courante), l’intolérable, c’est de montrer, telle quelle, la présence du temps. Andy Warhol épluche le temps seconde par seconde. Il est donc le grand désaliénateur de notre Temps ! Et il a fallu attendre soixante-dix ans pour en arriver là. Ouf ! Applaudissez. Fort. Plus fort.

Regarder autrement les choses, les mots, les images, écouter autrement les sons : « Quand je lis les magazines je regarde seulement les photos et les mots, en général je ne les lis pas. Les mots n’ont aucune signification. Je me contente de sentir les formes avec mes yeux et quand on regarde quelque chose longtemps, je m’en suis aperçu, la signification s’en va ».

L’ennui

Certains ont dit de ses films qu’ils cultivaient l’ennui, voire la souffrance d’être spectateur. L’ennui, cette corrosion de l’âme, on le retrouve aussi dans l’oeuvre de Marguerite Duras. Déjà, en 1943, dans Les Impudents, son premier roman, Marguerite Duras exprime cette « oisiveté active » qui la ronge de tous côtés : « Il reste l’ennui. Rien ne peut plus surprendre. On croit chaque fois en avoir atteint le fond. Mais ce n’est pas vrai. Tout au fond de l’ennui, il y a une source d’ennui toujours nouveau. On peut vivre d’ennui. Il m’arrive de m’éveiller à l’aurore, d’apercevoir la nuit en fuite désormais impuissante devant les blancheurs trop corrosives du jour qui vient. Avant que le cri des oiseaux entre dans la chambre une fraîcheur humide, irradiée par la mer, presque étouffante à force de pureté. Là, on ne peut pas dire. On le découvre venu de plus loin que la veille. Creusé d’un jour. Je m’enfermai dans mon palais de solitude avec l’ennui pour me tenir compagnie ». (5)

L’ennui n’est pas simple. De l’ennui, on ne se tire pas avec un geste d’agacement ou de débarras. Il n’y a pas d’ennui sincère. Roland Barthes le sait : « L’ennui n’est pas loin de la jouissance : il est la jouissance vue des rives du plaisir » (7). Totalement subjectif, l’ennui est chose impalpable, exceptés pour les retardés de l’académisme encore agenouillés devant un Ford ou un Griffith (au demeurant des cinéastes hors du commun, mais c’est l’intérêt porté seulement sur eux par une frange dominante de la critique de cinéma contre lequel je m’insurge violemment) ou croyant que l’avant-garde est réduite aux années 1920. Et encore, pas n’importe quelle avant-garde, à savoir Luis Buñuel, Jean Cocteau ou autres Germaine Dullac, ignorant par là, l’apport des artistes plasticiens tels Marcel Duchamp, Francis Picabia, Man Ray, Fernand Léger, Viking Eggeling, Hans Richter, etc... En définitive, pour ces cinéphiles sacerdotaux, l’ennui est le passeport qu’ils s’offrent pour taxer une vérité d’emmerdant. Et cette vérité, ce sont des films qui les troublent, qui les gênent, car montrer le temps dans son intégralité – en bloc que l’on peut ni tailler ni fragmenter – n’est pas, pour ces gens-là, du cinéma. D’un côté, il y a des images et des sons qu’ils appellent cinéma, de l’autre côté, d’autres images et d’autres sons trop agressifs à leur goût qu’ils refoulent dans la catégorie canularesque sous l’heureux couvert du « bon sens ». Et le tour est joué. Ce « bon sens » bien d’chez nous, bien français (ah, cet esprit cartésien !) que l’on retrouve également, ne nous y trompons pas, outre-Atlantique (8). On sait que pour ceux qui se prévalent du « bon sens » – la petite bourgeoisie dont Roland Barthes a copieusement examiné le fonctionnement et les motivations – il est avantageux et nécessaire de tout classifier afin de mieux occulter l’anormal, l’irrationnel. On sait aussi, depuis Barthes, que « bon sens » = idéologie conservatrice. Est-ce à dire que tous ceux qui refusent les longs plans fixes d’Andy Warhol, comme ceux de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, de Gerhard Theuring ou de Marguerite Duras baignent dans cette idéologie ? Sans aller jusqu’à cette extrémité, il y a un flou, un doute qui subsiste. En tout cas, ils sont le reflet d’une certaine idéologie, comme le refus d’une narration épurée, qui, par son langage, nous domine en définissant des critères qu’ils croient universels et lumineux (mais que la lumière est faible). C’est-à-dire le modèle et le moule dans lequel doivent se réaliser ou se commettre un film et refusent les innovations introduites par Warhol qui, aujourd’hui, font école un peu partout. À condition, bien entendu, qu’ils fassent l’effort d’ouvrir leurs yeux salis et obstrués par des kilomètres de pellicule indigeste. Ces « aveugles » se sont-ils posés la question : comment représenter notre vécu ? Le cinéma ne reproduit-il pas notre temps, notre durée réelle et objective, intérieure et subjective ? Savoir assumer notre temps et notre durée à l’écran semble dire continuellement Andy Warhol.

Fin de la narration

Concepteur du hasard (mais avec lui le hasard existe-t-il encore ?), Andy Warhol se fait des paris à lui-même, comme ça, pour s’amuser. Tiens, par exemple, pourquoi ne pas vider le rouleau de pellicule dans le chargeur et, ainsi, autoriser le temps à jouer un rôle premier ? En effet, c’est toujours ce qu’il faisait. Il utilisait toute la longueur de la pellicule qu’il possédait. Et il en possédait beaucoup ! Dommage qu’il ne pût pas tout mettre dans le chargeur ! Quand la bobine était terminée, le film se terminait avec elle. Au cas où il y aurait encore une bobine, le film continuait. On en arriva donc à une destruction totale de l’histoire et c’était déjà beaucoup (9). Ça implique toute une cascade de brèches, ne serait-ce que dans la façon de voir un film. Comme, par exemple, en entrant ou en sortant en pleine projection, en y revenant pour en voir un autre bout. Cette manière d’agir détruit ainsi le principe sacré et tabou selon lequel une oeuvre cinématographique soit vue dans sa totalité, à condition, bien sûr, que la durée du film soit anormale, démentielle vis-à-vis des quatre-vingt-dix minutes réglementaires (comme on le dirait pour un match de football) que le cinéma normal tolère. Mais les films d’Andy Warhol sont hors-commerce. leur financement ? La plus-value du fruit de la vente de ses oeuvres picturales. Bref, on assiste à un renversement peu banal où les exubérances d’un système capitaliste avancé sont corrigées par la subtilité d’un artiste. De quoi faire rêve tout économiste digne de ce nom !

Un cinéma de l’éternité

On remarque tout de suite que la notion de durée extraordinaire est indissociable de la vision fragmentée, morcelée de l’objet-film, le « voir » étant pris, ici, dans le même sens que l’ « ouïr » de l’écoute d’un morceau musical. L’excellent Dominique Noguez cite Fernand Léger (10) qui rêvait de filmer pendant 24 heures un couple chez lui sans que ce dernier le sache : « J’ai rêvé du film des 24 heures... Je pense que ce serait tellement terrible que le monde fuirait épouvanté en appelant au secours, comme devant une catastrophe mondiale » (11). Andy Warhol réalisa un film de 25 heures en 1967 : Four stars ou **** (12) dont l’une des stars est Nico : « Le film est passé une fois à la Cinémathèque et au Musée d’Art Moderne de New York. Les spectateurs et les critiques sont restés pendant trente-huit heures (13), c’est fou ! », précise la chanteuse (14). Le rêve insensé de Léger s’est donc presque réalisé et la catastrophe annoncée n’a pas eu lieu. Dans le sillage de Fernand Léger et d’Andy Warhol, c’est Jacques Rivette qui, dans un entretien paru dans les Cahiers du cinéma (15), rêvait lui aussi du « film des 24 heures », un film narratif fictionnel, ce qui complique encore la tâche quand on sait avec quel soin l’ex-rédacteur en chef des Cahiers tisse ses fictions. Peu de temps après, Rivette transformait son rêve en semi-réalité et ce fut Out One (1970), film d’une durée de 13 heures qui fut exploité en salle seulement quatre ans après sa réalisation mais amputé des deux tiers (16). C’est aussi ce cher Godard qui avait eu l’intention de programmer les 10 heures d’émission Sur et sous la communication, diffusées en août 1976 sur FR3 « en spectacle continu dans un cinéma où les spectateurs entreraient, sortiraient à leur guise » (17). C’est enfin Hollis Frampton, le cinéaste indépendant américain dont le travail se rapproche du projet de Fernand Léger puisqu’il tourne actuellement un film de 24 heures, Le Voyage de Magellan (18) qui tente de reproduire le cycle d’une vie humaine. On voit que l’idée de Fernand léger se réalise peu à peu et tend à entrer dans le « domaine public » du cinématographe. Pour l’instant, le « système » accepte et tolère des projections longues de quelques heures et lorsque le film dépasse une certaine durée, l’exploitant de salle n’hésite pas à présenter et tronçonner le film en épisodes, obligeant ainsi les spectateurs à pratiquer une gymnastique peu pratique et peu commode : voir un film étalé sur plusieurs jours. Ces restrictions, comme on le voit, sont très en de ça de la réalité créatrice des cinéastes. Pourquoi ne pas imaginer un film d’une durée d’une semaine ? Les spectateurs camperaient dans la salle et le faisceau lumineux du projecteur se dirigerait sur les quatre murs et le plafond à la fois. Jonas Mekas, qui fut l’opérateur d’Andy Warhol, pour Empire (plan fixe de huit heures sur l’Empire State Building de New York) déclarait : « Le prochain film d’Andy Warhol sera Warhol Bible, une version cinéma de l’Ancien et du Nouveau Testaments. La version complète de Warhol Bible durera 30 jours ». Non seulement, Andy Warhol était capable de tout (ce que les autres n’osaient pas imaginer), mais encore, il « embarquait », avec lui, ceux qui croyaient en son expérience démentielle à tel point qu’on ne sait plus très bien si Jonas Mekas lance un canular ou s’il croit réellement à son affirmation.

Pour Andy Warhol, ses premiers films étaient faits pour aider le public à s’habituer à lui-même : « D’habitude, quand on va au cinéma, on s’installe dans un monde irréel, mais quand on voit quelque chose qui vous dérange, on se sent plus concerné par les autres. On peut faire plus au cinéma qu’au théâtre ou au concert, où l’on se contente de rester assis et je pense que la télévision fera plus que le cinéma. On pourrait faire plus de choses en regardant mes films qu’avec les autres sortes de films : on pourrait manger et boire et tousser et fumer et quitter l’écran des yeux et revenir et les films seraient encore là. Ce n’est pas le cinéma idéal, c’est seulement mon type de cinéma ». On pourrait continuer ainsi cette démonstration pour les réfractaires. Cette manière d’appréhender l’événement-film va jusqu’à reconsidérer la structure de l’architecture de la salle de cinéma. (Je crois que les cinéphiles – de tous bords – me comprendront). Dans un film de 24 heures, il n’est pas possible de rester continuellement assis sur un siège. On pourrait voir les films allongés, pourquoi pas ? On voit que ce travail de destruction n’a pas de limite : il s’exerce également à propos de la longueur du métrage du film.

Film à durée indéterminée

Comme naguère le grand Griffith qui améliorait son montage de projections en projections, Andy Warhol n’hésitait pas à amputer le film terminé en coupant et retirant des plans, voire des séquences entières. Le film pouvait ainsi varier, dans sa longueur (presque), à chaque projection. On sait que Philippe Garrel effectua dans un passé plus récent ce même genre d’opération pour son moyen-métrage Athanor, réduit de 45 à 20 minutes, mais chez lui les motivations de l’acte castrateur étaient autres. C’étaient dans des gestes successifs de désespoir et l’amputation équivalait à une violente critique de son travail créateur. « Quand Van Gogh se coupait l’oreille parce qu’il n’arrivait pas à peindre, c’était vraiment critique. Il pensait sans doute dans sa tête que s’il se coupait l’oreille, il faisait un échange diabolique de son oreille contre un tableau qu’il saurait faire ou quelque chose dans ce genre-là » (Philippe Garrel aux rencontres de Digne en mai 1975). Au contraire, chez Warhol, c’est le geste anti-art à la Duchamp, le « cela n’a vraiment pas d’importance » qui domine.

Donc, dans les films de Warhol , une méthode semble recommandée : se laisser aller. Ne pas dévorer, ne pas « bâfrer » l’image (ce serait indigeste), nous vous conseillons de la « tondre » avec minutie pour retrouver ce que nos sociétés industrielles nous ont usurpé : participer à ces spectacles de rues sans fin et être des spectateurs « aristocrates ». Voir un de ses films n’est qu’une introduction. On épuise son sujet aussitôt qu’on l’a vu (car le voir, c’est immédiatement comprendre à quelle fin destructrice il est exposé). Sur ses films, pas de rampe (attention, ça glisse) : il n’y a pas derrière l’écran quelqu’un d’actif, le cinéaste-maître, et devant lui quelqu’un de passif, le spectateur-esclave. Le film périme ces attitudes : il les neutralise, les écrase, les anéantit. Je crois que c’est Philippe Garrel(encore lui !) qui disait un jour que la technique n’est jamais innocente. (Je ne parle pas ici de certains copieurs-falsificateurs qui, pour faire underground n’hésitaient pas à fabriquer des flous volontaires ou bien à tenir la caméra tant que bien que mal pour donner l’illusion d’un rythme et d’images libérés sans que ces exercices aient une quelconque nécessité esthétique ou plastique).

Un cinéma de la pauvreté

Ne nous illusionnons pas, la technique appartient à une certaine classe. Les films de Warhol étaient techniquement bâclés. Ce parti pris coïncide avec une période bien déterminée du cinéma américain : Hollywood est à la dérive et se questionne sur son avenir. Et, inversement, au même moment, à la fin des années 60, quand Andy Warhol rend son tablier de cinéaste on assiste à une renaissance de la machine hollywoodienne, reconvertie, avec l’apparition de cinéastes issus des écoles de cinéma (comme George Lucas, Steven Spielberg et autre Brian De Palma).

Ce laissé allé technique a aussi scandalisé beaucoup de monde à New York où le cinéma américain traditionnel – avec toute la sophistication abusive dont il se parait – faisait table rase. Les spectateurs idolâtres de ce cinéma ne supportaient pas et, en général, n’avaient pas les moyens culturels ou historiques, de supporter ces longs plans, souvent fixes, tant le déferlement sacré et sécurisant d’Hollywood, ensuite relayé par la télévision avaient façonné et laissé des traces profondes dans le processus mental de voir des images et d’entendre des sons.

Andy Warhol met en scène l’absence. Ses premiers films se signalaient par une absence de son, mais également, par une absence et un refus de s’intéresser à ses personnages (19) et par une absence de montage : « Pour moi, je trouve le montage trop fatigant. Et dans l’état actuel des choses, trafiquer la pellicule au labo, c’est embêtant et peu sûr. Ce sont des films expérimentaux, je les appelle comme ça parce que je ne sais pas ce que je fais. Les réactions du public m’intéressent : mes films seront maintenant, d’une certaine manière, des expériences pour voir ses réactions ».

Naissance du mythe

Et la légende alla fulgurant. Il faut bien préciser qu’Andy Warhol s’étant fortement nourri du mythe de la star (Marilyn Monroe, Elvis Presley, Elisabeth Taylor dans ses sérigraphies, il les conçut et les façonna lui-même dans ses films : Viva, Joe Dalessandro, Edie Sedgwick, Ultra-Violet, etc.), son oeuvre ne peut être non seulement séparée de cet aspect « légende » mais fonctionne avec elle, en est le support sans lequel existerait un manque, un blanc. La bonne marche de ce procédé étant favorisée par la chance, qu’il a toujours forcé à se ranger de son côté, de rencontrer une Viva complètement délirante qui n’en est toujours pas revenue d’avoir été élevée au rang de superstar : « Le premier film que A (A, c’est Andy... Warhol) fit de Janet Lee (elle, c’est Viva pas encore superstar), fut un tel triomphe qu’il commença à tirer des plans pour faire d’elle une superstar. La super étoile d’une constellation certes bien mineure, car personne ne prenait A et ses superstars au sérieux, du moins avant la naissance miraculeuse de Gloria (ne nous y trompons pas, Gloria c’est Viva devenue superstar). Gloria qui de son propre aveu (...) fut le véritable départ de A. « Tout le monde dit que je me suis imitée moi-même », aimait-elle dire. « Mais personne ne sait que j’ai également inventé A. Pour dire vrai A était connu d’un petit nombre d’hyper-intellectuels avant l’avènement de Gloria... » (20)

Si on laisse les légendes se propager sans réagir, ne nous étonnons pas d’apprendre, un jour, qu’Andy Warhol n’est pas le réalisateur de nombreux de « ses » films. Et bien, il n’y aura rien de grave. Warhol se moque complètement de ses films, davantage encore s’ils sont réalisés par d’autres ! Il faudra chercher dans son entourage le « vrai », ou plutôt le « juste » créateur ! Il serait bien étonnant que cette hypothèse ne se réalisât pas un jour. Avec Warhol ! Déjà certains noms sont avancés. Chut, pas d’indiscrétion. Laissons travailler le temps.

Ses superstars dans leurs faits et gestes ont la beauté anonyme et somptueuse de ce qui n’appartient à personne. Chacun d’eux, d’une rutilante minceur (regardez Viva) est là, fragile, tragique et irréductible, seul, sans justification aucune, venant dirait-on de nulle part, s’ouvrant sur le vide de notre imitation. Andy Warhol rejoint le monde de Zappa (le sens de la parodie) avec sa pédale wa wa(rhol)ling Stones (la violence, la froideur).

« Je me sens représentatif des U.S.A. dans mon art, mais je ne suis pas un critique social : je peins des objets dans mes tableaux seulement parce qu’ils sont ce que je connais de mieux. Je n’essaie aucunement de critiquer les U.S.A., je n’essaie pas de révéler une quelconque laideur que ce soit : je suis seulement un pur artiste ».

Cinématographiquement, il est le cinéaste d’une société industrielle avancée et à cause de cela le subversivement de celle-ci, le film de son pourrissement merveilleux. Quand il nous montre notre monde cela devient ironique, c’est un détournement, un piratage, un v(i)ol.

Dialectiquement, il a mis en question cette société industrielle, ses violences, son agressivité, bref toutes ses tares, de telle sorte que son art débouche rapidement, immanquablement, sur une contestation de la société.

« J’ai fait mes premiers films avec un seul acteur qui faisait la même chose sur l’écran pendant plusieurs heures : manger, dormir ou fumer. J’ai fait ça parce qu’en général les gens qui vont au cinéma que pour voir la vedette, pour la dévorer, alors là enfin il est possible de ne voir que la vedette aussi longtemps qu’on veut, peu importent ce qu’elle fait et de la dévorer à satiété ». Et il ajoute aussitôt : « C’était aussi plus facile à faire ». Mais la confiance ne règne pas. Dans son ouvrage, Le Cinéma expérimental (21), Jean Mitry ne prend pas Warhol très au sérieux, mais alors pas du tout. Ça le chagrine d’appeler ces choses (c’est ainsi que Marcel Duchamp qualifiait ses oeuvres) des films, il préfère les définir comme étant « un simple fait visuel ». Et le voilà débarrassé.

« Tous mes films sont artificiels, mais à vrai dire tout est en quelque sorte artificiel. Je ne sais pas où s’arrête l’artificiel et où commence le réel. L’artificiel me fascine, ce qui est brillant et scintillant ». – (Les Soleils d’Infernalia, n° 11, décembre 1976).

Gérard Courant.


Notes

(1) Andy Warhol, Cahiers du cinéma, n° 205. Propos recueillis par Gretchen Berg. Toutes les citations de Warhol contenues dans ce texte proviennent de cet entretien.

(2) Roland Barthes par Roland Barthes, Roland Barthes, éditions du Seuil, page 180.

(3) Hyper Star Andy Warhol son monde ses films, Stephen Koch, éditions du Chêne.

(4) Après l’entretien d’Andy Warhol paru dans les Cahiers du cinéma (c’était en 1968), Michel Delahaye dans une notule sur Bike Boy, l’un des derniers films d’Andy Warhol, écrivait : « Les films de Warhol mériteraient assurément une étude plus approfondie (...) mais nous la ferons ultérieurement, au fur et à mesure des visions et revisions qui se feront ». On attend toujours. Quand aux autres revues de cinéma : rien à signaler.

(5) Ce sont des lignes qui doivent réjouir le critique américain John Simon. En octobre 1975, il écrivit, à propos de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet qu’ils sont les cinéastes « Les plus nuls dans le monde avec Warhol et Duras ». L’amalgame entre Warhol et Duras de la part d’un représentant de l’ordre culturel dominant est suffisamment significatif pour qu’une telle comparaison soit signalée.

(6) Entretiens avec Marcel Duchamp, Pierre Cabanne, éditions Pierre Belfond.

(7) Le Plaisir du texte, Roland Barthes, éditions du Seuil.

(8) À New York, Warhol n’intéressait qu’une minorité, mais il s’agissait d’une minorité consciente, agissante et responsable dans l’avant-garde. C’est de cette minorité dont parle Francis Picabia lors de son arrivée à New York en 1913 : « Vous, à New York, vous devriez nous comprendre vite, moi et mes confrères. Votre New York est la cité cubiste, la cité futuriste. Il exprime la pensée moderne dans son architecture, sa vie, son esprit. Vous êtes passés par toutes les écoles anciennes et vous êtes futuristes en paroles, en actes et en pensées ». (Écrits, Francis Picabia, éditions Pierre Belfond).

(9) Ce n’est pas tant la nouveauté qui est révolutionnaire chez Warhol (il suffit de voir les films des Lumière pour s’en convaincre) puisque nombreux sont les procédés mis en pratique par d’autres cinéastes indépendants. C’est bien plutôt la systématisation – comme un cycle répétitif et ininterrompu – de ces procédés qui est unique et font de Warhol l’avant-gardissimo du cinéma.

(10) Une histoire du cinéma, sous la direction de Peter Kubelka, éditions Centre Pompidou, 1976, page 49.

(11) À propos du cinéma, in Plans, janvier 1931.

(12) Dans la filmographie d’Andy Warhol établie par P. Adam Sitney, dans Une histoire du cinéma (déjà cité), ce film s’appelle également The Twenty Four Hours Movie (Le Film des vingt-quatre heures).

(13) Dans son livre, déjà cité, Stephen Koch donne une durée différente de celle de Nico et précise : « 25 heures, parlant, en couleur, 24 images/secondes, tourné d’août 1966 à septembre 1967. La seule projection intégrale de ce film eut lieu les 15/16 décembre 1967 au cinéma Playhouse de New York. Les images projetées par deux projecteurs se superposaient sur un même écran. Les bobines commencèrent à s’égarer à partir de 1968. Il est impossible aujourd’hui de reconstituer le film dans sa version originale ».

Comme on peut le remarquer les précisions de Nico sont incertaines mais c’est la période, très dense en événements, qui expliquent ces erreurs.

(14) Actuel, n° 13.

(15) Cahiers du cinéma, n° 205.

(16) De nombreuses années plus tard, la version longue fut exploitée commercialement.

(17)Le Nouvel observateur.

(18) Cinéma 78, n° 236/237, page 66.

(19) « L’action incessante du zoom, caractéristique d’un grand nombre d’oeuvres de la    période intermédiaire de Warhol, tend à être une réfutation catégorique de l’activité conventionnelle d’une caméra en mouvement. Plutôt que d’insister sur le visage ou les gestes révélateurs des personnages de ses films, Warhol préfère rendre parfaitement clair que son oeil s’intéresse à tout sauf à ses personnages ». Cité par P. Adam Sitney dans Une histoire du cinéma, page 30.

(20) Viva Superstar, Viva, éditions du Seuil.

(21) Le Cinéma expérimental, Jean Mitry, éditions Seghers.

 


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