CINÉMATON.

Alain Paucard, Rectangle, n° 32–33, 1991.

Pouvez–vous citer un film dans lequel apparaissent Samuel Fuller et Sandrine Bonnaire, Marushka Detmers et Jean–Paul Aron, le professeur Chroron et Michel Déon (de l’Académie française), Max Gallo et Sylvia Bourdon, Georges Le Gloupier et Jean–François Lyotard, Sapho et Arrabal (liste non limitative) ? Le film le plus long, le casting le plus prestigieux de l’histoire du cinéma, le cinématon : ça vous dit quelque chose ?
En 1978, dans la fièvre d’un petit matin nécessairement blafard, à moins que ce ne soit dans l’angoisse d’une nuit de pleine lune, un jeune cinéaste, qui se signale par un état d’esprit et une filmographie nettement post–warholiens, a brusquement l’idée de génie. Oui, de génie. À ce sujet, le cher Baudelaire a tenté de définir le génie, ou plutôt d’en cerner son essence. Il pense que cela revient à créer un poncif. Mais quand Gérard Courant — car c’est son nom — élabore le concept génial, il ne sait pas encore que le génie, c’est aussi la folie.
Le cinématon est un film d’une durée de trois minutes et vingt–cinq secondes, un portrait filmé d’une personnalité des arts et du spectacle. Cela se présente sous la forme d’un gros plan, filmé en un seul plan–séquence et de plus, c’est muet. Il ne peut y avoir de seconde prise. Le sommet de la perversité est atteint quand le filmeur déclare à sa victime consentante : « Vous êtes libre de faire ce que vous voulez ». Libre ?
On n’est jamais libre et l’obligation de spontanéité devient un cauchemar pour le cinématoné (car le mot existe, fait fortune. Un académicien admet la correction de ce néologisme). Voilà où se situe la différence de méchanceté entre Saint–Simon et notre artiste concepteur : c’est que Saint–Simon porte un regard sur la cour, alors que le cinématoné porte un regard sur lui–même. Et c’est terrifiant.
Évidemment, rien ne se crée, rien ne se perd et Courant se situe dans une filiation. Des Figures de fantaisie peintes par Fragonard (1769), il retient l’obsession du cadre. De Ceux de chez nous de Sacha Guitry (1914–1915), il retient le goût du témoignage anthologique. Du célèbre Photomaton, il retient la photo d’identité.
Voilà donc le cinématon prêt à être projeté. Il faut insister sur ce point. Car pourquoi se laisser aller à filmer alors qu’on a la vidéo si pratique ? Est–ce une coquetterie ? Un peu, mais avant tout, la certitude que le film sera projeté dans une salle, sur un (grand) écran et que le public de cette vraie salle n’est pas celui d’un boudoir enfumé. Il convient encore d’ajouter que les cinématons, avant d’être montrés, bout à bout, soit dans l’ordre chronologique, soit dans un ordre imposé par le choix d’un thème, sont pourvus d’un générique indiquant le numéro d’ordre, le nom de la personne, sa qualité, sa nationalité, la date et l’heure de la performance.
Le cinématon est alors projeté. On est venu voir le sien, la première fois, et l’on craint de s’ennuyer fort. Ces petits bouts de pellicule mis bout à bout ont un petit côté désuet et fauché pour ceux qui s’offrent dolby et 70 mm à longueur d’année. C’est là que le miracle a lieu. Le film étant muet — ça aide — la foule des spectateurs se met à commenter, critiquer, injurier, chanter, bref, elle se laisse aller à dévoiler un irrespect qui ne s’adresse pas au cinématon, mais au cinématoné, et c’est à ce moment que l’angoisse s’installe en vous, car s’il est effectivement drôle de se moquer des autres, il n’est pas du tout rigolo d’être pris pour cible des sarcasmes. Jacques Cellard — qui s’est prêté au jeu — pense avec raison qu’on a l’impression quelque peu irréelle de se trouver au zoo de Vincennes quand les familles vont voir les singes.
Le cinématon est donc successivement un happening, un film d’avant–garde, une anthologie fin de siècle et un jeu cruel. Attardons–nous maintenant sur le cinématoneur.
Plutôt beau garçon, il a le contact facile, aidé sans doute par son patronyme, à moins que son nom n’ait décidé de son avenir. Il est cultivé, possède un esprit vif, seulement il est fou ! Sinon comment expliquer l’invention d’un truc pareil ? Qu’une oeuvre n’ait pas de fin, c’est une affaire entendue, mais un film, un roman, cela se termine, il faut le mot « fin », des soupirs, des silences entre deux créations ou deux périodes. Or, rien de tout cela n’est commun au cinématon. Le cinématon est une vis sans fin, le rocher que le malheureux Sisyphe doit pousser pour ignorer la dégringolade toute proche. Il ne peut avoir de fin pour quelques raisons simples, mais la principale, c’est que les cinématonés en redemandent. Non seulement, ils retournent voir leurs portraits, mais encore ils se révèlent prosélytes, poussent leurs amis, leurs relations, leurs proches à se laisser cinématoner et honte à ceux qui refusent ! Les cinématonés s’organisent en franc–maçonnerie qui snobe vertement ceux qui n’en sont pas encore. Le pauvre Courant voudrait–il renoncer, écrire le mot « fin », que les récipiendaires viendraient occuper son bureau. Et moi, et moi ! exigeraient–ils plutôt qu’ils ne le demanderaient.
Voilà où son idée géniale a conduit le pauvre Courant. Son oeuvre lui échappe. Le cinématon est semblable à l’ordinateur fou de 2001, il s’est emballé. On ne peut plus l’arrêter. Au secours ! Encore quelques années et les futurs cinématonés rendront visite à Gérard Courant dans son asile d’aliénés (il habite d’ailleurs tout près d’un des plus célèbres) et les médecins — tous cinématonés — regarderont avec tendresse leur malade préféré filmer et filmer encore le monde contemporain regardant son propre nombril.

 


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