LE MAÎTRE DE NOS CÉRÉMONIES.

Dominique Noguez, Le journal du 43, décembre 1986.

Il était difficile de deviner. Gérard Courant arrivait de Dijon en jeune apprenti–critique, tendance Akerman (un de ses premiers articles, très lyrique, très enthousiaste, fut sur Chantal). L’air volontiers guilleret, de bon aloi, bien avec autrui, comme voué à vie aux autres, il traversa sans trop y laisser de plumes les querelles et cabales du cinéma expérimental parisien, ces inévitables varicelles des micro–milieux artistiques. Et si tout le monde finit par y être dur, il ne le fut que rarement et comme en riant.
Une première surprise, quand il s’annonça l’auteur d’un, puis de deux, de trois films. Allait–il tourner égocentrique à son tour ? Il semblait que non : avec dextérité et un certain humour, il paraissait toujours rendre hommage, évoquer, saluer, voire pasticher. Les Cinématons à leurs débuts ressemblaient ainsi, quatorze ans après, à une version française des portraits de Warhol (50 Fantastics & 50 Personnalities). Warhol n’était pas le seul modèle : la manière de Courant variait au gré de ses amitiés et de ses admirations. Bref, chez lui, le cinéma était comme la poursuite de la critique par d’autres moyens. Cela ferait une belle bigarrure, un agréable album d’échantillons, l’anthologie–témoin d’une période où le super 8 expérimental était en France à son zénith.
Une deuxième surprise nous vint. Dans sa diversité, l’oeuvre était cohérente : entre Duchamp et Godard, entre art conceptuel et cinéphilie, goût de la durée et culte de la « photogénie », elle semblait hantée par l’idée d’un ready made généralisé. « Parlez ! parlez ! semblait dire le cinéaste au monde et aux êtres. Je capte, j’enregistre, je cite. Je suis vos guillemets ». Propos trop modeste pour être vrai. Le lascar nous préparait un revirement. Il lorgnait trop vers le système. La mégalomanie qu’il feignait parfois, avec le renfort canulardesque de la clique Morlock, finirait par le saisir tout vif. Comme tant d’autres, il balancerait super 8 et cinéma expérimental comme on balance un échafaudage ou une bouée, il se lancerait, il ferait du cinéma commercial !
Troisième surprise : tandis que tant de ceux qui l’avaient précédé ou accompagné dans l’aventure du cinéma expérimental s’arrêtaient ou « trahissaient », Gérard Courant persévérait, et avec, il est vrai, un sens de l’organisation et une efficacité peu communs dans le milieu, construisait une oeuvre, sans concession et déjà notoire, de ciné–artiste. Si je laisse, très injustement et provisoirement, de côté ses longs métrages contemplatifs et musicaux, et si je me concentre sur ses séries d’(auto)portraits, muets ou parlants, à un, à deux, à trois ou à plus, je vois même que par l’accumulation quantitative, il a passé un seuil qualitatif. Il n’est plus un petit Duchamp obstiné ou un néo–Warhol français, il est autre chose. Au delà du côté « records » (850 cinématons, 54 heures de film), du côté Facteur Cheval construisant un palais de pellicule avec nos trognes et nos mimiques, il impose peu à peu, à lui seul, une figure nouvelle de metteur en scène : celle de l’ordonnateur d’un immense autoportrait collectif. Je dis bien « metteur en scène » et « ordonnateur ». Il affecte de nous laisser faire, de nous laisser nous « mettre en scène », mais la « scène » est ailleurs et c’est lui qui l’ordonne. Discrètement, pour la postérité (s’il y en a une), en tout cas pour les extra–terrestres qui trouveront ses bobines après notre disparition, il se fait le Georges Cravenne du milieu littéraire ou cinématographique de cette fin de siècle, le Saint–Simon visuel de Cannes et de Saint–Germain–des–Prés, de la Sorbonne et de la Closerie des Lilas. Il est et sera, jusqu’en l’an 2000 et au–delà, le maître de nos cérémonies.

 


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