MÉLO–TRAME (ENTRETIEN SUR SHE’S A VERY NICE LADY.

Dossier de presse du film She’s a very nice lady, mai 1982.

Une grande partie de votre film est constituée de reproductions d’images vidéo. Quelle fonction leur attribuez–vous ?

Ces images représentent la réalité d’aujourd’hui (l’importance de la Vidéo, la multiplication des médiums) imbriquée dans la réalité d’hier (le Cinéma, empire monolithique de la communication).
Le Cinéma n’existe plus sans la Vidéo.

Le reproduction de l’image vidéo de votre film est très différente de l’image vidéo telle que, par exemple, nous la recevons par l’intermédiaire de notre téléviseur. Le filmage de la Vidéo par le Cinéma a changé quelque chose de très profond dans le processus de voir.

Au départ, le Cinéma (comme la Peinture ou la Musique) est un médium chaud, alors que la Vidéo (comme la Radio) est un médium froid. C’est pour cette raison que le Cinéma et la Vidéo ne provoquent pas du tout les mêmes effets visuels et les mêmes sensations. On pourrait même dire qu’ils sont opposés dans ce domaine. Le premier a le pouvoir de fasciner, le second d’anéantir toute identification.
Le filmage de la Vidéo par le Cinéma retransforme ce médium froid en médium chaud. Cette opération a le pouvoir de surchauffer le médium afin de lui insuffler une dose de sensualité qu’il avait perdue dans sa première transformation (la reproduction d’images cinématographiques sur bande vidéo).

Pourriez–vous citer un exemple ?

La Vidéo, c’est le calvinisme. Le Cinéma, c’est le catholicisme. Pas étonnant que l’ami Jean–Luc se soit senti autant à l’aise avec la Vidéo.

Pour asseoir votre recherche, pourquoi avez–vous choisi le film d’un metteur en scène moyen ? Pourquoi n’avez–vous pas travaillé sur Gene Tierney dans Shangaï Gesture, par exemple ?

L’aura d’un Sternberg aurait court–circuité ma recherche car à chaque instant on aurait cherché le plan somptueux du maître.
Avec un cinéaste moins renommé, je pouvais carrément travailler dans la matière même du film sans que l’on soit distrait par les références culturelles ou cinéphiliques. Et puis, ce choix fait partie aussi d’un combat culturel.
Il faut en finir avec l’idée de chef d’oeuvre intouchable.
Les oeuvres dites « mineures » sont parfois plus intéressantes que les oeuvres dites « majeures ».
Travailler sur Péché mortel, c’était aussi réhabiliter un metteur en scène brillant (John Stahl), un genre (le mélo) et une actrice (Gene Tierney) à partir d’un film dont on commence seulement aujourd’hui à découvrir les « jardins secrets ».

Vous aviez écrit que Péché mortel était un documentaire sur Hollywood.

Toute l’imagerie hollywoodienne s’y donne libre cours. À partir de quelques baisers, d’une baignade et d’une sortie–de–bain, je montre, par la juxtaposition des images de Stahl et des miennes, que le Cinéma d’aujourd’hui n’est plus qu’un lointain parent de celui d’hier. C’est tout de même extrêmement fascinant qu’un art puisse autant évoluer en si peu de temps. 35 ans...

Vous n’avez pas exclusivement travaillé sur Péché mortel. Pourquoi avez–vous introduit des images de votre cru ?

Pour offrir un plat plus cuit.
Le Cinéma existe toujours, bel et bien ! Il était donc nécessaire de lui laisser une place même si elle est réduite dans mon esprit. Les images de New York sont là pour nous le dire même si elles n’ont pas le rayonnement — et pour cause ! — du film de Stahl. Elles sont le futur d’un film de 1945.
C’est pour prouver enfin que le Cinéma d’aujourd’hui a perdu deux de ses qualités fondamentales : la naïveté (c’est la raison pour laquelle Jacques Rivette et Werner Schroeter m’intéressent beaucoup dans le Cinéma de maintenant) et la sensualité.

Pensez–vous avoir réussi dans votre entreprise ?

Ma seule certitude est que John Stahl était un grand cinéaste puisqu’en voyant son film on apprend beaucoup de choses sur Hollywood, les stars, le mélo et le Cinéma. Combien de films, aujourd’hui, pourraient en dire autant ? Oui, combien ?

Pourquoi n’avez–vous pas choisi de travailler sur un film avec Marilyn Monroe, Marlène Dietrich ou Brigitte Bardot que vous préférez à Gene Tierney ?

Cela aurait été trop facile avec les stars que vous citez. Il aurait suffi de les cadrer, de les filmer et le résultat aurait été plus (Dietrich chez Sternberg, Bardot chez Vadim, Marilyn, partout) ou moins (chez les autres) génial. En tout cas, toujours brillant. J’ai préféré me concentrer sur une actrice moins mythique (encore que...mais au jeu qui frise la perfection et d’une grande beauté) pour essayer de comprendre comment une femme a pu faire passer autant d’émotion et d’amour à des millions de spectateurs. Parce qu’avec Marilyn...

On l’entend dans la bande–son...

Elle chante. Ce qui suffit car sa voix est tellement sensuelle qu’elle provoque les images.

Pourquoi êtes–vous allé si loin, parfois, dans la recherche du grossissement de l’image vidéo ?

Pour trouver le mélo–trame. Que découvre–t–on en grossissant l’image vidéo ? Des carrés qui sont comme une multitude de photogrammes. À partir de là, il semble que le Cinéma puisse revivre, renaître de sa fille adultère, la Vidéo.

Vous parlez de ce vieux Cinéma avec beaucoup de nostalgie.

Il est essentiel de revenir aux sources pour comprendre le Cinéma d’aujourd’hui. On ne bâtit pas de la connaissance sur du sable.
N’importe comment, on ne peut rêver que de ce qu’on n’a pas connu. C’est le rêve de Kristin et de Doreen.
J’aurais aimé être un cinéaste de série B à Hollywood.

On retrouve cet aspect série B dans votre film.

Peut–être moins que dans mes films précédents. Mais je revendique complètement cet aspect. Je préfère être un bon ouvrier dans une petite entreprise qu’un mauvais patron dans une multinationale.

Pourquoi répétez–vous indéfiniment les mêmes images et les mêmes séquences de Péché mortel ?

Il faut parler ici de cinéma répétitif comme il existe une musique répétitive. Le musicien Terry Riley avait merveilleusement bien défini la musique répétitive. Il l’expliquait très simplement en parlant de son oeuvre : « Regardez le ciel ; vous voyez passer des nuages ; vous vous absentez pendant quelques minutes et quand vous revenez, vous croyez que le ciel est toujours le même. Pourtant, il a changé et il change tout le temps ».
J’ai essayé de transposer ce principe dans le domaine du Cinéma et dans mon film. C’est vrai : ça n’intéresse pas beaucoup de cinéastes de chercher dans cette voie. La répétition est un tabou dans le Cinéma.

Dans la musique de Terry Riley, les sons se ressemblent, mais ils sont différents. Il semblerait que ça ne soit pas le cas dans votre film puisque vous travaillez beaucoup à partir des mêmes séquences.

Je n’utilise jamais les mêmes images. Les vitesses de filmage, les cadrages, les différentes pellicules (il y en a cinq différentes), leurs sensibilités, le noir et blanc et la couleur, les divers « balayages » de l’image vidéo, apportent des variations continuelles à des images qui au départ proviennent d’une même matrice.
Prenons la séquence des baisers qui intervient une dizaine de fois. Il n’y a pas deux plans identiques de baisers dans ce film.

Pourriez–vous être plus précis ?

Il y a des baisers filmés en vitesse normale. Il y a des baisers au ralenti filmés en vitesse normale. Et même des baisers ralentis filmés au ralenti. J’ai poussé ce jeu jusqu’à filmer du noir et blanc en couleur et de la couleur en noir et blanc pour accentuer ce côté répétitif, obsessionnel.
Bien entendu, je ne parle pas des cadrages et des couleurs qui ne cessent pas d’être différents, d’un plan à l’autre.

Par la répétition des mêmes motifs, ne craignez–vous pas de lasser votre public ?

Le public n’existe pas. Les spectateurs existent, ça oui.
N’oubliez pas qu’il n’y a rien de plus envoûtant à écouter que de la musique répétitive. Après un concert, on sort carrément hypnotisé, comme emporté dans un autre monde. C’est une drogue.
C’est une musique qui a bouleversé le mode de réception mental d’écoute de la Musique.
Le Cinéma doit provoquer un séisme mental et sensitif. Faire en sorte qu’un spectateur quitte la salle dans un état identique à celui dans lequel il est entré ne me passionne pas du tout. Je suis pour le cinéma–hypnose.

Pourquoi n’utilisez–vous pas toujours la musique répétitive sur vos images répétitives ?

Pour prouver l’existence du cinéma répétitif.

Cela ne vous gêne–t–il pas d’employer des images réalisées par un autre ?

Je préfère produire des émotions avec les images « réalisées » primitivement par un autre et « recréées » par moi plutôt que de ne rien produire avec les images que j’ai « inventées ».
Filmer un paysage, une voiture, un acteur, n’est–ce pas aussi filmer des éléments qui ne m’appartiennent pas ? Croyez–vous que le paysage, la voiture, l’acteur sont une création du metteur en scène ? Ça serait prétentieux de le dire.
Sortons des notions d’auteur, de propriété, de culture et vous ne serez plus gêné de voir une Citroën à Chamonix conduite par Isabelle Huppert.
L’Art ne se mesure que par ce qu’il émet à ses destinataires.

Vous considérez–vous comme un chercheur ?

Ethymologiquement, oui.

Avez–vous réalisé un film d’avant–garde à partir d’un film type hollywoodien ?

Peu importe, l’avant ou l’arrière. L’important, c’est de dire, aujourd’hui, du bien d’un film comme Péché mortel. Ça rend fou les besogneux du cinéma.

 


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