LETTRE À POSITIF.

Positif, n° 227, février 1980.

Paris, le 16 décembre 1979

Il faut se féliciter que votre revue entame un dialogue avec ses confrères. Mais je ne pense pas qu’elle puisse élever le niveau du discours cinéphilique quand, comme le signalait récemment Michel Marie à propos de la critique, elle s’acharne à la défense d’un « territoire protégé ». Et il me semble déceler dans votre numéro de décembre (Positif, n° 225, page 58, colonne 2) une tentation vers cette dérive qui, depuis toujours, ronge la critique de cinéma. Cela m’étonne, d’autant plus que votre revue, même si on ne partage pas ses opinions, s’est toujours attachée aux études solides et sérieuses.

Opposer « retardé mental » à « déficient intellectuel », à propos du film de John Cassavettes, Un enfant attend, n’a un sens que si on développe la signification de ces deux expressions, sinon on plonge dans le flou, le vague et, en fin de compte, le lecteur n’est pas plus avancé alors que l’ambition de la critique est justement d’éclairer certains aspects d’un film, d’un cinéma que le lecteur n’aurait peut-être pas – par manque d’informations, de repères culturels, historiques, sociaux ou politiques – pu assimiler correctement.

Que John Cassavettes soit un « auteur Positif », très bien. Que chaque revue prennela défense du cinéma et des cinéastes dont elle se sent sur la même longueur d’onde, qu’elle pense (ou suppose) être le plus proche possible de l’éthique cinématographique ou de sa conception du cinéma, parfait. Nous ne vous reprocherons pas de ne pas être godardien, straubien, akermanien ou durasien. D’autres le sont et font très bien le travail pour une meilleure connaissance des oeuvres de ces cinéastes. Et comme le précisait François Jost, « chacun aborde le terrain avec ses provisions de route, ses outils, et on ne peut que se réjouir des angles d’attaque : l’important, finalement, c’est de parler du cinéma ».

Je voudrais profiter de cette occasion pour signifier ma surprise à propos d’une prise de position de Michel Ciment dans son texte fort précieux sur Le cinéma japonais à l’heure (tardive) de la déconstruction (Positif, n° 225, pages 48-50). En effet, Michel Ciment ne craint pas de dire que « certains exemples du cinéma « déconstruit » de Bene à Schroeter, en passant par Warhol, sont peut-être l’art bourgeois par excellence, en ce que produits en et pour un circuit fermé et n’affrontant pas les contradictions de la réalité dans sa globalité, ils offrent toutes les garanties de sécurité pour une classe dominante qui s’en délecte » (page 50, colonne 1, lignes 39 à 46).

Afin d’aider Michel Ciment dans son analyse, je lui répondrai :

1) Avec leurs films qui coûtent plusieurs milliards, les Coppola, Lucas, Altman et consorts ne renforcent-ils pas le système capitaliste avec des films dont les budgets importants sont des cadeaux (rarement empoisonnés) pour la survie et le fonctionnement de ce système ? Avec leurs publics modestes, Carmelo Bene, Andy Warhol ou Werner Schroeter ont payé cher le tribut de leur marginalité qui, en quelque sorte, leur fut imposée car leurs films n’entraient pas dans les « canons » du cinéma normal aussi bien au niveau de la production que de la distribution. Il est certain que la classe dominante s’en délecte car elle a réussi à faire de ces films gênants, des oeuvres qu’il est difficile de voir, désamorçant ainsi leurs forces subversives (au niveau du récit, de la représentation, de la thématique, etc.). Bref, Carmelo Bene, Andy Warhol et Werner Schroeter sont plutôt des plaies du système et il est saugrenu – voire malveillant – d’y voir un « renforcement » de ce système même si, je le concède, leurs films sont des produits de l’art bourgeois (comment pourrait-il en être autrement dans un système qui absorbe – c’est là sa force – toute forme de contestation ?)

2) C’est une hérésie d’écrire que Carmelo Bene et Werner Schroeter réalisent un « cinéma déconstruit » car cela équivaudrait à dire qu’il y ait eu construction préalable – comme chez Resnais, par exemple –, ce qui n’est pas le cas. Chez Werner Schroeter, par exemple, nous avons un parfait prototype d’un cinéma linéaire (non dramatique) où les éléments du récit sont collés par blocs afin de produire un récit construit autrement (d’où, peut-être, le malentendu), où un même acteur peut jouer plusieurs rôles et où une même action peut être répétée plusieurs fois.

3) Quant à Andy Warhol et à ses films d’un seul plan (Blow Job, Empire, Sleep), que Dominique Noguez, dans Le Cinéma autrement (collection 10/18, page 324, ligne 11, compare « à ces oeuvres musicales d’une seule note tenue (les admirables trompettes du Tibet en sont la préfiguration) », le concept de déconstruction est tout à fait inadéquat. Le cinéma de Warhol est un art de la répétition poussé jusqu’à l’extrême.

Cinéphiliquement vôtre.

Gérard Courant.

 


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