FLOCONS D’OR de WERNER SCHROETER.

Cinéma 80, n° 258, juin 1980.

« Le simple mouvement des cils change le visage humain, révèle une infinité de plaisirs et de luttes.

Les paupières se ferment et les ombres se referment ».

(Extrait du dialogue)

Un ouragan d’émotions.

Werner Schroeter ne manque jamais de dire que Flocons d’or est son film préféré. Ses admirateurs — nombreux, inconditionnels et fidèles — lui préfèrent souvent La Mort de Maria Malibran et surtout Eika Katappa, son premier long métrage qui, au même titre que Pierrot le fou ou La Maman et la putain, est le film d’une génération qui, ici, dans son jaillissement de mai 68, idolâtre un cinéma poétique, personnel et marginal.

Cela voudrait–il dire que l’auteur du Règne de Naples se connaîtrait suffisamment mal pour adorer un film qui serait « en retrait » dans son oeuvre ? Bien que la réalité nous ait prouvé maintes fois dans le passé qu’il est rare que les goûts du public coïncident avec ceux des cinéastes, Werner Schroeter n’a pas tort d’insister aussi fortement dans la défense de ce film, troisième partie d’une trilogie (dont La Mort de Maria Malibran et Willow Springs étaient les deux premiers volets) « de l’amour, de la vie et de la mort ». Et pour cause : c’est que ce film a une longue histoire qui débute en 1973.

Juin 1973 : dans les milieux de l’avant–garde et dans la poignée de « fous du cinéma », tels Henri Langlois, Pierre–Henri Deleau, Noël Simsolo ou Jacques Robert, Werner Schroeter connaît une notoriété et une admiration sans borne. La télévision allemande lui ouvre grandement ses portes, tout comme, à la même époque, à Fassbinder, Herzog ou Wenders. Il réalise films sur films et Henri Langlois lui consacre deux rétrospectives à la Cinémathèque.

Willow Springs, tourné en Californie, reçoit le grand prix du Festival de Hyères (section cinéma de demain) et, en récompense, le cinéaste reçoit une somme d’argent qui va lui permettre d’entreprendre quelques jours plus tard un nouveau film.

Il se rend alors en Avignon à l’invitation de Jacques Robert pour y une présenter une rétrospective de ses films. Il est hébergé dans la maison de son hôte qui a pour nom... « Flocons d’or ». Il s’éprend de cette maison, du lieu, il est fasciné par le soleil méditerranéen, par le mistral, par la Provence et... par Bulle Ogier et André Ferréol. Avec elles et avec Magdalena Montezuma, la fidèle des fidèles de l’oeuvre schroeterienne, il va tourner en noir et blanc des séquences inoubliables dont aucun mot — c’est, là, la grande force du cinéma — ne peut restituer le pouvoir magique et sensuel. On peut, à la rigueur, jeter des noms en vrac pour mieux se sécuriser : Dreyer, Murnau, Garbo, Monroe, Eisenstein.

Je ne crois pas qu’ils pourront nous être d’une quelconque utilité tant, dans ces images, Schroeter atteint la perfection. Une force d’émotion sans pareil. Les gestes, les regards, les mouvements, les déplacements se fondent dans un équilibre harmonieux et fascinant où la grandeur des êtres nous atteint au plus profond de l’âme. Et ce n’est pas un hasard si le personnage de Bulle Ogier s’appelle « âme meurtrière ».

Ces trente–cinq minutes de cinéma, où le temps s’immobilise dans l’infini, sont les plus sublimes que Schroeter ait tournées et parmi les instants de cinéma les plus envoûtants qui soient.

On comprend mieux maintenant cette insistance et cet enthousiasme du cinéaste à défendre ce film à l’histoire si torturée. Avant sa première présentation publique dans une première version, au Festival de Cannes, dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs, en 1976, Flocons d’or va connaître une vie agitée. Car entre temps, Schroeter part au Mexique et filme El Angel Negro (L’Ange noir). Il reprend ensuite le tournage de Flocons d’or et filme des séquences qu’il ne conservera pas (Ingrid Caven fait partie de ces tournages supprimés : elle est absente du film).

Les péripéties ne sont pas terminées pour autant ! Une dernière surprise attend les spectateurs : la version que nous propose Frédéric Mitterrand dans sa nouvelle salle parisienne, l’Olympic Saint Germain, est élaguée de... 30 minutes. Toute la deuxième partie, « Drame du rail » a totalement disparu sans que le cinéaste n’en sache quoi que ce soit. C’est au hasard d’une conversation que j’ai eue avec lui à Digne, lors des dernières rencontres cinématographiques qui programmaient ses films, que Werner Schroeter apprend la disparition d’une demie heure de Flocons d’or. Quand et comment cela s’est–il passé ? Le cinéaste l’ignore. Moi aussi.

Croyant qu’il s’agissait d’une suppression faite par le cinéaste, j’avais écrit dans une première mouture de ce texte : « Schroeter a supprimé toute la deuxième partie de Flocons d’or dans une opération chirurgicale impitoyable dans la chair du film pour lui fournir un rythme plus alerte et donner aux sentiments une force plus concentrée ainsi qu’au cinéaste la paix intérieure avec lui–même ». Je n’imaginais pas alors combien parfois les censures obscures et fantomatiques frappaient dans l’ombre les oeuvres les plus secrètes et, en apparence, les moins propices à de telles pratiques.

J’ouvre une petite parenthèse pour dire que je félicite haut et fort Frédéric Mitterrand d’avoir eu l’initiative de cette sortie et d’avoir eu l’idée de ressortir en même temps La Mort de Maria Malibran dans une copie neuve. Après le succès public et international du Règne de Naples, l’Ours d’or décerné à Palermo oder Wolfsburg, il faut se réjouir de l’intérêt porté à ce cinéaste sans frontière (il a tourné sur tous les continents sauf l’Afrique). Notre satisfaction ne serait pas complète si nous oubliions de dire qu’au moment où paraîtront ces lignes, on aura découvert Weisse Reise (son vieux projet de « Tous les marins du monde »), son nouveau film, dans une de ces nuits mémorables de l’Action République à Paris.

 


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