MAX FRISCH, JOURNAL I-III de RICHARD DINDO.

Cinéma 81, n° 275, novembre 1981.

Lors de la sortie de ses deux films, il y a deux ans, Des Suisses dans la guerre civile d’Espagne et L’Exécution du traître à la patrie Ernest S., Richard Dindo avait frappé un grand coup dans le cinéma documentaire qui vire à la fiction. Aujourd’hui, il récidive et frappe encore plus fort avec Max Frisch, Journal I-III. Du coup, Dindo crève, là, le plafond du réel.

Pourquoi m’enflammer devant un film centré sur un écrivain dont je ne connaissais, avant la vision de ce film, rien des oeuvres littéraire et théâtrale ? (Mais ça va changer !) Parce que Dindo se bat l’oeil de faire un reportage sur le personnage Max Frisch. Et pour cause. Ce qui l’active et l’aiguillonne, c’est de partir de Max Frisch avec la lecture en off d’extraits de son livre Montauk, de retrouver les lieux de l’action du journal (New York, Rome, le mur de Berlin, Zürich) et là, pschitt, de s’envoler vers des sphères lointaines pour tâcher d’y faire jaillir une mémoire des lieux.

Alors, la machine dindonienne se met en branle. Quand Dindo a investi un lieu, il ne le lâche pas comme ça. L’hôtel de New York où vécut Frisch, la plage de Montauk où il passe un week-end avec cette inconnue, Lynn, sont visités, revisités de jour comme de nuit, par beau temps ou sous la pluie. Ces plans interviennent sous la forme d’un leitmotiv. Sans qu’on en ait réellement conscience, ils prennent une force inouïe grâce au montage. Disons-le tout net : à force d’être le reflet de la vie, ces images sont la vie même en film. C’est-à-dire qu’elles deviennent de la fiction.

Richard Dindo ne sait peut-être pas construire une fiction à la Rohmer ou à la Welles, mais rarement un écrivain n’a été aussi bien révélé dans le bain d’un film. Max Frisch ne vit pas. Il palpite. Et pour ça sans qu’à aucun moment, le cinéaste Dindo vienne s’entretenir avec l’écrivain Frisch. Des interviews vidéo, des documents télévisés sont jetés en pâture aux spectateurs gourmands de figures populaires.

Pour aller jusqu’au bout de son projet, Richard Dindo a inclus touts sortes de documents hétéroclites : le film Super 8 tourné par Frisch sur la plage de Montauk, des documents télé de la poétesse Ingebord Bachmann avec qui il vécut, des extraits de la pièce de Frisch, Triptyque, lors de sa première à Lausanne. Et tout cela produit un enchevêtrement de plans qui ne trouvent leur véritable signification qu’une fois, organisés par Dindo.

Allons plus loin. Que produit cette formidable combinaison de documents filmés, de fictions et d’archives sur le personnage écrivain Frisch ? Ce que s’écrit la jeune interprète du personnage de Lynn : « Et si tout ce qu’il dit dansson journal est faux, ce que je dis est faux ? » Et Frisch ne lui répondit-il pas à sa manière en off : « Je voudrais êtreentendu, pour pouvoir m’entendre moi-même, pour me tenir tête, pour rester vivant. Je voudrais moins plaire qu’apprendre qui je suis. Je voudrais me connaître dans l’autre. Est-ce que je suis tel que je vis mon époque ou suis-je un étranger, sans espoir ? Est-ce que je vis parmi mes semblables ? Je crie de peur, je chante de peur de ma solitude dans la jungle de l’indicible ».

Qui est Max Frisch ? Impossible de répondre car Richard Dindo voudrait poser la question : « Qui ne connaît pas Max Frisch ? » et son film, je l’avoue, y parvient avec une rigueur digne d’un film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Le film nous parle à haute voix basse : quels sont les rapports de Frisch avec les femmes, avec la patrie, avec la politique, avec la célébrité ?

Max Frisch, journal I-III ne ressemble à rien d’existant sur la planète cinéma si ce n’est les autres films de Richard Dindo. Il est seul, il est souverain. C’est pas du cinéma. C’est pas de la littérature. Ce n’est pas du cinéma littéraire. C’est autre chose qui n’existait pas et que Richard Dindo invente sous nos yeux. La conjonction de deux expressions, la rencontre du fils avec le père, la perte du réel et de l’instant présent. Quoi encore ? Je ne sais, mais ce que le film capte et dégage, c’est une énergie du lieu du deuil que cet ancien architecte ami de Brecht, avec l’appui de Richard Dindo, distille avec volupté.

On ne meurt qu’une fois !

Gérard Courant.

 


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