HISTOIRE D’ADRIEN de JEAN-PIERRE DENIS.

Cinéma 81, n° 265, janvier 1981.

Si on se situe du point de vue ou plutôt de la place du spectateur, il y a toujours deux types de cinéma : le cinéma du premier rang et le cinéma du fond de la salle. Histoire d’Adrien fait sans aucun doute partie de cette deuxième catégorie. Et de cette position topographique résulte la manière de recevoir un film et, par voie de conséquence, c’est le regard du spectateur qui, ici, est directement interpellé. Plus proche d’un cinéma d’essence brechtienne (Straub, Ford) ou contemplatif (Bresson, Ozu), le film de Jean-Pierre Denis prend le contre-pied de ce cinéma du premier rang né de la cinéphilie des années cinquante dans lequel je range pêle-mêle la plus grande partie du cinéma hollywoodien et des cinéastes tels Philippe Garrel, Jacques Rozier, Andy Warhol, Werner Schroeter, Jacques Rivette, Wim Wenders ou Abel Gance. Carl Dreyer, Marguerite Duras, Jean-Luc Godard, Rainer Werner Fassbinder sont à part. S’ils sont essentiellement du premier rang ils sont également du dernier rang, ce qui ne manque pas de les élever très haut par la critique et les cinéphiles. En clair, et pour aller directement aux faits, disons que c’est toute la question de la fascination au cinéma qui est en jeu dans cette vaste opposition. D’un côté, le regard et le corps collent à l’écran, le désir s’y noie et on s’investit amoureusement dans les images, les idées et les sentiments représentés, ignorant ou feignant d’ignorer l’illusion de l’écran. De l’autre côté, on prend de la distance, on décolle de l’image, on ne croit pas, ou on feint de ne pas croire au cinéma comme opium des masses (pour reprendre une expression qui aurait pu faire plaisir à Marx et Engels), on pratique un certain ascétisme. Et dans le film de Jean-Pierre Denis, cet ascétisme est merveilleusement bien rendu car c’est un film entièrement lisse comme les eaux de la rivière où Adrien et sa fiancée flottent vers leur premier amour. Pas d’aspérités, pas de hausse de ton. La vie suit son cours, sans brusquerie, sans frémissement malgré les événements qui cimentent le récit et provoquent son cheminement irréversible (l’amour forcé du début, la déclaration de la guerre de 14, la grève des cheminots).

Le film est fait d’une seule note avec, bien entendu, quelques variations qui témoignent plutôt des conditions matérielles de réalisation du film, étalée sur de longs mois et des conditions difficiles de tournage qui concernaient la collaboration avec les autochtones-acteurs, laissés de longues périodes durant, éloignés de la caméra, et des restrictions de matériel, particulièrement de pellicule. On peut revoir deux, trois fois le film et rien ne s’ajoute ne si retranche à ce qu’on avait déjà vu ou ressenti à la première vision. Tout est visible, tout est perçu d’un coup et cela est troublant par cette simplicité du propos, par cette simplicité de la mise en scène qui sans aucun doute cache des trésors souterrains. Mais le fait est là : on comprend tout de suite de quoi il s’agit. De la vie dans les campagnes du Périgord au début du siècle. Avec ses souffrances, ses joies, ses malheurs et ses espérances. De l’amour forcé entre une bergère et un paysan naîtra un enfant et ce « bâtard », comme on disait dans les campagnes, c’est Adrien. La mère meurt au moment de l’accouchement. L’enfant grandit. Adulte, il travaille aux chemins de fer. Il tombe amoureux et ça tourne mal. À la fin de l’histoire, il est dans la campagne... et tout recommence.

La campagne est là, souveraine, maîtresse de la vie. Et pendant tout le temps du film, il y a la langue du Périgord, l’occitan, qui chante dans nos oreilles et vient se revendiquer, sans tambour ni trompette, comme langue, comme culture, comme révolte. Il y a les rapports de classe à la ville et à la campagne, les conversations à bâtons rompus, le soleil qui frappe la nature vivante et cruelle, les sous-bois dans lesquels il fait bon marcher ou se reposer. Il y a aussi l’élément liquide annonciateur de changements et de catastrophes, un vieux chêne esseulé dans un champ. Et tout ça, orne et charpente un film-miroir d’une culture assassinée.Bref, toute une culture populaire, tout un territoire revit pendant quatre-vingt-dix minutes dans un film qui ne se complait ni dans le naturalisme exotique et folklorique ni dans un régionalisme revanchard signe, la plupart du temps, d’une frustration de la mère Paris. Le film nous épargne ces régionalismes éhontés et s’inscrit plutôt dans un cinéma où l’on prend du plaisir à raconter de vraies histoires qui sont fausses et de fausses histoires qui sont vraies, à les apprendre et, à son tour, à les raconter à ceux qui désirent les entendre.

Gérard Courant.

 


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