FRANCISCA de MANOEL DE OLIVEIRA.

Art press, n° 50, été 1981.

Malgré sa tératologie, le Festival de Cannes révèle toujours des « petits » chef d’oeuvres dont on se demande comment ils ont pu se trouver , s’infiltrer dans cette immense foire où les marchands de soupe font la loi. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs (et refusé en sélection officielle), Francisca, du cinéaste portugais Manoel de Oliveira, est de ces miracles cinématographiques dont la rareté est signe, à l’évidence, de perfection.

Âgé de soixante-treize ans, de Oliveira est, comme le soulignait Jean-Claude Biette, le cinéaste du Portugal. Depuis Douro, Faina Fluvial (1931), ce court métrage en hommage à Walter Ruttmann et Dziga Vertov, deux des plus talentueux cinéastes d’avant-garde de l’époque du Muet, jusqu’à Francisca, Manoel de Oliviera n’a tourné que six longs métrages (Aniki-Bobó, 1942, Acte de printemps, 1962, Le Passé et le présent, 1971, Bénilde ou la vierge mère, 1976, Amour de perdition, 1978, Francisca, 1980) qui, en ce qui concerne les quatre derniers, gravitent autour du thème de l’amour frustré. Aniki-Bokó préparait sans le savoir au Néoréalisme et Acte de printemps, dans sa grandeur de la reconstitution d’une passion du Christ dans la campagne portugaise, mêlait les talents confondus de Jean Rouch, Pier Paolo Pasolini et Carl Dreyer.

Francisca est adapaté du livre de Augustina Bessa Luis, Fanny Owen, inspiré d’une histoire véridique qui se déroule au milieu du siècle dernier et où l’un des protagonistes est Camillo Castedo Branco qui est un romancier portugais, célèbre dans de nombreux pays, pas encore en France, et auteur du roman Amour de perdition, à partir duquel de Oliveira a réalisé son film homonyme.

Francisca est l’un des rares films d’aujourd’hui à gagner ce fabuleux pari de faire penser, quand on le regarde, non seulement au cinéma mais également à la peinture, au roman et à la photographie. Regardez n’importe quel plan du film et vous verrez que chaque image semble arrachée des entrailles du temps que le cinéaste a réussi à capturer. Les deux personnages, José Augusto et Camilo Castedo Branco, victimes d’une tragique fatalité, sont saisis par des forces intérieures qu’ils sont incapables de contrôler.

Dans des décors hyper-bourgeois, des moments désespérés se transforment en scènes très comiques (le cheval dans l’appartement digne du meilleur Buñuel), les dialogues les plus brillants (aussi précis que dans Gertrud) sont dits avec une certaine neutralité comme dans un film de Marguerite Duras, et donnent à ce film une sorte d’euphorie constante, malgré la douleur de son sujet qui est le fatalisme.

La transparence du style qui sert le roman tout en renforçant l’épure de la mise en scène du film (la lenteur, les plans fixes, le jeu très réservé des acteurs, comme si les personnages étaient les personnages fantomatiques du roman) et une volonté quasi romantique de cultiver le désespoir et le malheur dans la passion apporte la preuve que le cinéma de Manoel de Oliveira, à la manière de celui de Carl Dreyer, de Ozu Yasurijo, de Eric Von Stroheim ou de Pier Paolo Pasolini, est un cinéma qui se mérite. À Cannes, où beaucoup de professionnels ne tinrent guère plus d’une heure, devant ce spectacle de deux heures trente minutes, Francisca était comme un objet égaré dans le tumulte de la banalité et de la médiocrité.

Gérard Courant.

 


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