image du film.À TRAVERS L'UNIVERS

Année : 2005. Durée : 1 H 19'

Fiche technique :
Réalisation, concept, production, image : Gérard Courant.
Montage : Claude Tancrou (anagramme de Gérard Courant).
Son et montage son : Billy Schneider (pseudonyme de Gérard Courant).
Assistant post-production : Mauricio Hernandez.
Mixage : Gérard Chastagnaret (pseudonyme de Gérard Courant).
Conformation : Pierre Noutrac (anagramme de Gérard Courant).
Interprétation : les habitants de Saint-Marcellin (Isère, France).
Production : Les Amis de Cinématon, La Fondation Gérard Courant.
Tournage : 30 et 31 juillet 2004, 18 septembre 2004, 17 et 18 juin 2005, 28 et 29 juillet 2005, 23 et 25 août 2005 à Saint-Marcellin (Isère).
Format : Vidéo Mini-DV.
Procédé : Couleur.
Cadre : 4/3.
Distribution : Les Amis de Cinématon.
Collections publiques :
BNF (Bibliothèque Nationale de France), Paris (France).
Cinémathèque de Bourgogne-Jean Douchet, Dijon (France).
Première projection publique :
30 mars 2006, cinéma Les Méliès à Saint-Marcellin (France) dans le cadre du Festival Ethnologie et Cinéma de Grenoble (France).
Principaux lieux de diffusion :
-Rencontres Ethnologie et Cinéma, Grenoble (France) 2006.
-Cinémathèque Française, Paris (France) 2006.
-Journées du Patrimoine, Saint-Marcellin (France) 2008.
-Microscope Gallery, New York (U.S.A.) 2010.
-Gulf Film Festival, Dubaï (Émirats Arabes Unis) 2011.
-Site YouTube, 2012.
-BAFICI, Buenos Aires Festival Internacional de Cine Independiente, Buenos Aires (Argentine) 2012.
-Site Dailymotion, 2014.
-Nahal Student Short Film Festival, Téhéran (Iran), 2016.
-Cinemateca Portuguesa, Lisbonne (Portugal), 2017.



Présentation >>>

À travers l’univers est le troisième volet de ma série cinématographique Mes villes d’habitation.

À travers l’univers est un inventaire filmé des 127 rues (dans une première partie) et des 17 places (dans une seconde partie) de la ville de Saint-Marcellin dans l’Isère (France).

(Gérard Courant)

English I

Through the Universe is the third section of my cinematic series Mes Villes d’Habitation (My Dwelling Towns).

The film represents the autopsy of Saint-Marcellin, a small village in the Isère Region where I spent my childhood during the 50s.

Through the Universe displays, in alphabetical order, all the 127 streets and 17 public squares of the town (updated to the period of the shooting, in 2004-2005), all shot following the same rules: in a 20-second-long wide, static, single shot. Every vista is preceded by the sign indicating the name of the street or plaza.

(Gérard Courant)

English II

A cinematographic post mortem of Saint-Marcellin (France Isère) where he lived as a child.

(G. C.)

English III

A sort of analytic geography for memory, Courant’s A travers l’univers decided to make an “autopsy” of Saint-Marcellin, a small town in the Isère region where the filmmaker spent his childhood in the 50’s. Half a century after, Courant’s eye captures the French town where he grew up. Perhaps to avoid easy nostalgia, picturesque portraits or being captivated with the small town’s hellish grace Courant creates an almost mathematical method to organize the images: he presents in alphabetic order all the 127 streets and 17 public squares Saint-Marcellin has at the time of the shooting, all of them recorded with a single fixed 20 second shot. The result is a perplex immersion, part spatial documentary part structural film, with as much immediacy as formal rigor.

Espanol

Como una suerte de geografía analítica de la memoria, con A travers l’univers, Courant se propuso hacer una “autopsia” de Saint-Marcellin, un pequeño pueblo en la región de Isère, donde el cineasta pasó su infancia durante la década del ‘50. A medio siglo de distancia, el ojo de Courant registra exhaustivamente el pueblo francés donde vivió algunos de sus primeros años de vida. Tal vez para no caer ni en la nostalgia fácil, ni en el pintoresquismo o el embelesamiento con la gracia infernal del pueblo chico, Courant crea un método casi matemático para organizar las imágenes: presenta, en orden alfabético, todas las 127 calles y 17 plazas públicas que tiene Saint-Marcellin en el momento de rodaje, registradas siempre en un único plano fijo de 20 segundos de duración. El resultado es una inmersión perpleja, con tanto de documental espacial como de película estructural, que tienen tanta inmediatez como rigor formal.

Critique >>>

UNE RÉALITÉ BRUTE

À travers l’univers. Derrière ce titre... Saint-Marcellin ! Étude pour un inventaire filmé des rues et places.

Ce film de 78 minutes est « une autopsie de la ville ». (...) Le film de Gérard Courant montre, par ordre alphabétique, 127 rues (allées, avenues, boulevards, chemins, impasses, montées, passages, etc) et 17 places de la ville, toutes filmées en plan fixe et large d’une vingtaine de secondes chacune. Autant dire d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un documentaire touristique ! Quand on sait que Gérard Courant a vécu une partie de son enfance à Saint-Marcellin, on comprend mieux la singularité de son film qui s’inscrit dans un vaste projet autobiographique, inventaire des rues des villes où il a vécu.

« C’est à Saint-Marcellin que j’ai découvert le cinéma... que j’ai appris à aimer la montagne... que j’ai découvert la passion du cyclisme.... que s’est forgé l’homme que je suis devenu ». Ainsi son film serait « une marche aux bras du temps » à la manière d’Alain Rémond ou un « je me souviens » à la manière de Georges Perec....

Néanmoins sa démarche cinématographique n’est pas seulement un travail sur sa propre mémoire. En figeant, en 2004, la réalité brute des lieux, il fige une époque. Quoi de plus réel que l’enregistrement « de ce qui existe et ce qui se passe » ? Les plaques de rues sont étonnamment disparates, les curiosités patrimoniales curieusement absentes, le bitume s’impose, c’est l’été, la chaleur semble imprégner l’image, le centre ville est juste un peu plus bruyant que le chemin qui mène au coteau, la campagne est encore là....Dans 50 ou 100 ans, qu’en sera-t-il ? On perçoit bien la valeur de témoignage d’un tel document, hommage selon l’auteur aux inventeurs du cinéma, Auguste et Louis Lumière.

L’enfance étant le début du long film de la vie, on se dit alors qu’il est bien dommage que Gérard Courant n’ait pas pu filmer les rues de Saint-Marcellin qu’il parcourait entre décembre 1952 et novembre 1960 ! Il nous racontera peut-être « ces traces fragiles, fugaces et singulières, qui constituent la mémoire » puisqu’il sera là, le soir de la projection au cinéma Les Méliès.

(Noëlle Roth, Trait d’union, mars 2006)



J'AI ÉTÉ HYPNOTISÉE

J’ai été hypnotisée ! C’est génial, si c’est possible, tu auras certainement bientôt épuisé le potentiel esthétique et sensible du plan fixe ! Quoi d’autre ? J’ai aimé la photogénie poétique, le cadrage parfait, la lumière, les ponctuations, les contrastes, les micros événements, les hasards, cet univers que seul un oeil immobile peut saisir, l’universalité du langage et des procédés... du vrai cinéma (art ?) comme j’aime. On peut lire tout ce que l’on veut sur le cinéma, il n’y a vraiment que lorsqu’on voit qu’on touche à la plénitude, tout le reste n’est que littérature. Juste frustrée par le format de ma TV.

Au niveau de l’expérience, je ne sais pas si je regarde encore le film trois fois avant d’aller à Saint-Marcellin (que je n’ai jamais visité) ou si je visite d’abord la ville avant de revoir le film...

(Alexia Morel, juillet 2006)



UN CINÉASTE MÉTHODIQUE

Ce cinéaste méthodique, tout autant que par le plan fixe, se révèle à nous par une volonté de classification méticuleuse, voire maniaque. Quand il filme un objet inanimé : une maison comme dans Mes lieux d’habitation (encore qu’intérieurement toute maison, même vide, soit hantée), des rues (comme à Saint-Marcellin dans À travers l’univers), etc., il lui redonne vie. Il en est le prince charmant.

(Alain Paucard, automne 2006)



LETTRE DE ALAIN COMTE

Le 12 septembre 2006

Bonjour Gérard,

Très intéressé par ton film, ces quelques lignes rapides.

L’avantage d’un tel dispositif, de ce système sériel et apparemment neutre de l’ordre alphabétique, réside aussi dans le fait qu’il puisse être débordé sur sa gauche (ou sur sa droite ?) par la réalité même (qui n’est pas le réel). À travers l’univers s’avère beaucoup plus intéressant que l’Inventaire filmé des rues de la Croix-Rousse à Lyon pour trois raisons : la durée des plans, d’abord ; une durée de vingt secondes (quoiqu’on en aimerait parfois plus) s’avère plus juste, suffisamment longue pour quelque chose advienne et assez courte pour ne pas faire se perdre le film ; et deux raisons qui tiennent aux spécificités saint-marcellinoises : d’abord les plaques des rues, dont la source de rêverie poétique, de jeux de l’esprit, qu’elles constituent par essence, est rendue ici parfaitement aigüe par la variété de la typographie, des supports, avec leurs dégradations et altérations, et par leur onomastique provinciale (la palme à la mention « peintre local » entre parenthèses (ce sont plutôt les dates qu’on inscrit d’habitude entre parenthèses) qui raconte le peu de certitude des rédacteurs quant à la notoriété de l’artiste ainsi (dés)honoré ; ensuite, le village de Saint-Marcellin se distingue de la Croix-Rousse par son unité géographique restreinte et circonscrite, ce qui permet d’en reconstituer la topographie, par recoupement et reconnaissance, par juxtaposition mais par correspondance. On a ainsi deux types de vision : une vision plan par plan, plan après plan (par ailleurs évocation métaphorique des premières bandes du cinématogaphe et de l’appareil Lumière, à la fois caméra et projecteur : ce qui a été enregistré par la caméra est ce qui est projeté sur l’écran), défilement pur, sérialité du banal, inventaire de l’insignifiant, minimalisme et l’exhaustivité, archivage du local, mais où la réalité déborde de toutes parts : surgissement de micro-événements, habillement des passants, beauté de la laideur architecturale de ces villages anonymes, etc..., autant d’éléments qui offrent à la pensée mille chemins pour vagabonder ; et une vision perspective, où les plans ne se succèderaient plus linéairement mais seraient reliés à un point perspectif qui les organise au-delà du film.

Comme on se perd dans le dictionnaire, pour y trouver d’autres chemins, on peut se perdre dans Saint-Marcellin, ce qui est un comble.

Amicalement.

(Alain Comte)



RÉPONSE DE GÉRARD COURANT

Bonjour Alain,

Merci pour tes précieuses remarques.

Je voudrais simplement te préciser deux ou trois choses.

La durée des plans de À travers l’univers oscille entre 20 et 25 secondes alors que celle de Inventaire filmé des rues de la Croix-Rousse à Lyon est de 10 secondes.

Le film sur Saint-Marcellin : on est plutôt en bas de la fourchette quand il y a peu d’action et en haut quand il se passe des choses.

Le film sur la Croix-Rousse : pourquoi 10 secondes ?

C’était dû exclusivement au cahier des charges imposé par les commanditaires – la société Jakaranda et la chaîne de télévision Aqui TV – afin que le film ne dépasse pas les 55 minutes.

Résultat : je trouve les plans trop courts et on n’a pas le temps de s’installer, ni de vagabonder, comme dans le film sur Saint-Marcellin.

Le comble, c’est que le film sur la Croix-Rousse, composé de 195 rues, dure 55 minutes alors que celui sur Saint-Marcellin – composé, lui, de 127 rues + 17 places, c’est-à-dire 146 rues/places – dure 1 heure 19 minutes.

Je considère le film sur la Croix-Rousse un peu comme une maquette et un essai pour mettre au point des règles – qui m’ont servi pour À travers l’univers, ainsi que pour le film que j’ai fait après, Un monde nouveau et pour le film que je réalise actuellement sur l’ensemble des rues et places de Lyon – que comme un travail abouti.

Comme le commanditaire de À travers l’univers, c’est moi, j’ai pu aller jusqu’au bout de ma logique et de mes certitudes.

Et puis, c’est vrai, Saint-Marcellin est une entité géographique alors que la Croix-Rousse n’en est pas réellement une. À la Croix-Rousse, il y a le plateau et il y a les pentes. Quelle est la vraie Croix-Rousse ? La Croix-Rouse du plateau ? La Croix-Rousse des pentes ? Les deux ? Personne n’est d’accord pour fixer les limites de la Croix-Rousse. Où s’arrête la Croix-Rousse ? Où commence la Croix-Rousse ?

(Gérard Courant)



LA RECOMPOSITION MENTALE D'UN ESPACE

Cette fois, j'ai un peu calé dans la côte pendant la montée de À travers l'univers ! Mais c'est sans doute par l'inexpérience du grimpeur plutôt que par le film ! Car il y a sans doute un enjeu très cinématographique dans ce travail qui viserait à recomposer mentalement un espace, une unité (Saint-Marcellin) par de la fragmentation (les rues et places de la ville). Enjeu qui place le spectateur dans une position intelligente d'assembleur. Bon l'exercice est un peu rude et, je dois le reconnaître, ma capacité de spectateur pas tout à fait prête...

Difficile évidemment de savoir ce que chaque spectateur de ce film construit par rapport à ton objectif. En ce qui me concerne je construis un Saint-Marcellin dégagé de toute sensation ou émotion du type « pays natal ou pays de l'enfance » puisque évidemment ce ne sont pas « mes » paysages. Je sens surtout la vibration du temps « présent » du film. D'ailleurs je ne peux pas aller au-delà puisque je n'ai pas d'autre élément (fictionnel ou autre) pour ressentir autre chose que ce temps même de la prise de vue. Là, je dirais que le film s'impose à moi dans la simplicité de son dispositif... Ce que tu nous montre, c'est avant tout la vibration des circulations qui construit Saint-Marcellin et c'est forcément autre chose qu'un simple documentaire sur la ville... donc de ce point de vue là ça fonctionne.

Après, pour tous les cinéastes, la question subsidiaire concernant les dispositifs de filmage c'est : est-ce pour le bien du film lui-même ou pour l’« évitement » d'une charge émotionnelle trop intense ? Certainement les deux, tant les lieux de l'enfance peuvent hanter...

(Philippe Leclert, 2009)



L'ESPRIT DES FRÈRES LUMIÈRE

J’étais parti hier pour aller voir Mother mais le hasard a voulu que je rencontre des amis sur le chemin et j’ai manqué la séance (la dernière, qui plus est !). Du coup, j’ai pioché dans ma pile de DVD de Gérard Courant et je vous propose une nouvelle note sur ce cinéaste (après tout, si vous voulez des informations sur Avatar, allez lire les 12000 blogs voisins du mien ou achetez Première !)

Il est entendu depuis Malraux que le cinéma est à la fois une industrie (Cf. Le film de Cameron déjà cité) et/ou un art. Mais on oublie aussi qu’il peut être un instrument « scientifique ». Jean Painlevé utilisa très tôt la caméra comme moyen d’observation des espèces sous-marines et des gens comme Marcel Griaule ou Jean Rouch en firent un instrument d’études ethnologiques lors de leurs expéditions chez les Dogons.

Avec A travers l’univers, Gérard Courant fait œuvre de géographe et topographe autant que de cinéaste. Son film est le troisième volet d’une série consacrée à ses « villes d’habitation » (le premier était consacré à Saint-Maurice dans le Val-de-Marne et le second au quartier de la Croix-Rousse à Lyon). Il s’agit ici d’un inventaire de toutes les rues (127) et places (17) de la ville de Saint-Marcellin dans l’Isère (entre Grenoble et Valence).

Après un plan sur la plaque d’indication de la rue ou de la place, Courant renoue avec la « vue Lumière » en proposant un plan fixe et large d’une vingtaine de secondes de chacune desdites rues ou places.

Le résultat est assez fascinant, même pour quelqu’un qui n’a jamais mis les pieds à Saint-Marcellin.

Fascinant parce qu’on retrouve cette tension entre un dispositif fort et « artificiel » et cette place offerte au hasard, à l’inconnu où peut s’engouffrer ce que l’on cherche à nommer tant bien que mal le « Réel ».

Car il faut préciser que le film dresse l’inventaire de ces rues en ordre alphabétique. Du coup, la spatialisation est totalement faussée et on aura du mal à dresser un « plan » de la ville après avoir vu le film. En revanche, cette juxtaposition de « vues » créée une impression assez semblable à celle que l’on peut avoir en découvrant les Cinématons : un sentiment de voir se répéter les choses avec, à chaque fois, une légère différence qui fait tout l’intérêt du dispositif. Ainsi, nous passons de rues offrant des perspectives majestueuses sur les Alpes à de grands boulevards extérieurs anonymes où seules les voitures semblent avoir droit de cité ; d’une artère de centre-ville ressemblant à toutes les rues principales de toutes les villes de France à des petits chemins campagnards isolés qui nous projettent dans un autre monde.

Chaque vue aiguise l’œil du spectateur qui l’appréhende de manière globale ou qui va se perdre dans un petit détail (le vent dans les arbres, le visage d’un promeneur…). Courant laisse son dispositif « ouvert » et ne cherche jamais le pittoresque : certains plans sont presque vides tandis que d’autres regorgent de mouvements divers jusqu’à « l’accident » (des jeunes qui disent bonjour au cinéaste, un passant qui obstrue le champ en passant très près de la caméra…).

Dans sa répétition même, le dispositif permet de se concentrer sur mille choses différentes : parfois, c’est l’architecture ou la lumière, d’autres fois, le mouvement ou le son. Par exemple, il est notable que certaines « vues » sont totalement saturées au niveau sonore par le brouhaha des voitures tandis que d’autres frappent par leur silence ou les bruits divers de la nature (j’aime beaucoup ce plan où l’on n’entend que les cigales, comme si nous étions soudainement projetés dans le Midi de la France).

Si A travers l’univers touche aussi, c’est que Gérard Courant n’a pas choisi cette ville par hasard. Sa série est consacrée aux villes où il a habité et celle-ci est celle de son enfance (j’espère qu’un film consacré à Dijon verra le jour !). Lorsque débute au générique de fin la déchirante chanson Mon enfance de Barbara (c’est à Saint-Marcellin que la famille de la chanteuse se réfugia pendant l’occupation), on réalise que le projet de Courant est à la fois de fixer des instants du présent mais également de retrouver des traces du passé, de sa propre enfance.

Ce que ce projet pourrait avoir de purement « objectif » voire « scientifique » (pour reprendre mon idée de départ) se charge d’une émotion subjective (tous les films de Courant relèvent, d’une certaine manière, du « journal intime ») qui fait le prix de cette œuvre étonnante…

(Docteur Orlof, Le blog du Dr Orlof, 17 février 2010).



UN FILM PASSIONNANT

À travers l’univers est un film passionnant. Je suis certain que beaucoup de gens ont rêvé de réaliser un film comme celui-là, mais, bien sûr, personne n’a réussi à transformer ce rêve en film. Toi, oui. Tu es cette magnifique exception.

(Andrea Monti, 10 novembre 2010).



MÊME SI C'EST UN FILM POUR LE FUTUR "À TRAVERS L'UNIVERS" EST AUSSI UN FILM CONTEMPORAIN

Le quatrième film de cette livraison appartient lui aussi à une série, intitulée Mes villes d’habitation, dont il constitue le troisième volet. À travers l’univers est consacré à Saint-Marcellin, ville de l’Isère de 8 000 habitants dans laquelle Gérard Courant a passé une partie de son enfance dans les années cinquante. Le principe est ici de filmer une à une toutes les rues et les places du lieu. Chaque vue est précédée d’un plan sur la plaque nominative et dure une vingtaine de secondes. Pendant 1h18 sont donc listées les 127 rues et les 17 places d’une ville que la majorité d’entre nous n’a jamais traversé ni même, probablement, jamais entendu parler. A priori, ce programme est des plus austères et fait plutôt fuir... A posteriori, l’expérience est particulièrement vivifiante...

Commençons par la question récurrente : Est-ce un film, est-ce du cinéma ? Réponse : Oui. 144 fois oui. Pour chaque prise de vue, Gérard Courant s’impose une fixité du cadre. Le choix de l’endroit où il pose sa caméra pour filmer la voie est donc, déjà, primordial. Ensuite, cette fixité renforce la conscience des limites physiques de l’image et, par extension, du hors-champ. Celui-ci à tout autant d’importance que le champ, que ce soit sur le plan visuel (les entrées et les sorties) ou, surtout, sonore (tous les bruits dont on ne voit pas l’origine, les bribes de conversation de passants invisibles, les pleurs ou les cris d’enfants...).

La durée de chaque vue est la même. Enfin... sensiblement la même, car il m’a semblé qu’elle pouvait varier de quelques secondes. En effet, Courant choisit avec précautions l’endroit de ses coupes, dans le but de créer une véritable dynamique à partir du réel qu’il enregistre. Ce réel est en fait tiré vers des formes de micro-récits et, compte tenu de la courte durée de chaque plan, c’est bien le soin apporté à leur ouverture et leur clôture qui donne ce sentiment. Ainsi, le film est fait de 144 scènes. Un ballet automobile, un coup de klaxon, un salut adressé au caméraman, la trajectoire d’un piéton, l’apparition d’un chat, le reflet d’une vitre, l’attente d’une vieille dame : ces petits riens font l’événement et suffisent. Notre œil et notre oreille s’exercent. Nous sommes en état d’alerte toutes les vingt secondes, à l’affût de quelque chose (et parfois, nous est octroyée, simplement, une pause). Assurément, tout est affaire de regard. Le nôtre, aiguillé par celui du cinéaste. À travers l’univers, malgré la rigueur de son dispositif, n’a vraiment rien à voir avec de la vidéo-surveillance.

Il serait toutefois abusif de vous promettre du rire, de l’action et de l’émotion. Quoi que… L’humour est bien présent. On s’amuse bien sûr en voyant la plaque de la Rue de la Liberté complétée à la bombe par un cinglant "de mon cul", mais également en découvrant qu’un bruit pétaradant de scooter annonce l’arrivée dans le cadre... d’un cycliste. Tel déplacement, telle attitude, peuvent de même prêter à sourire. L’action, elle, est assurée grâce à la position particulière que choisit parfois le cinéaste : en bout de rue, probablement sur un trottoir faisant face à un stop. Dans le cadre, les voitures avancent donc vers nous et la question de savoir si elles vont vraiment tourner au dernier moment se pose… Quant à l’émotion, elle jaillit au générique de fin lorsque Barbara entonne Mon enfance sur des photos de Saint-Marcellin. La chanteuse y a en effet passé une partie de la guerre, réfugiée avec sa famille juive.

Dans les choix du cinéaste, un autre me paraît très important : la succession des rues à l’écran dans l’ordre alphabétique. À l’inverse d’une approche par quartier par exemple, ce déroulement assure un panachage qui ménage les surprises. D'une rue à l'autre, tout peut changer. Les violents contrastes visuels et sonores sont réguliers car nous passons sans transition d'une artère de grande circulation automobile à une rue au calme résidentiel ou à une route menant vers la campagne où chantent les oiseaux.

À nouveau voici un film sous-tendu par l'idée de conservation, de la fixation d'un présent qui pourrait éclairer un futur. À travers l'univers est un travail pour demain. Mais vu aujourd'hui, c'est avant tout un film contemporain qui, malgré la modestie de sa forme, nous fait partager de la manière la plus juste qui soit l'expérience de la vie dans nos villes françaises.

(Édouard Sivière, Le Blog Nightswimming, 16 décembre 2011)



UNE EXPÉRIENCE TOUT À FAIT FASCINANTE

J'ai été comme toi très sensible à l'expérience "frères Lumière" d'À travers l'univers qui s'avère, au bout du compte, totalement fascinante parce qu'elle nous oblige à une perception différente (on fait attention à tous les détails du plan). Sais-tu que Gérard Courant est en train de réaliser le même projet mais avec la ville de... Lyon ! Le film risque d'être un poil plus long).

(Dr Orlof, Le Blog Nightswimming, 16 décembre 2011)



UNE DURÉE IDÉALE

À travers l'univers exerce, comme tu le dis, une certaine fascination. Pour le projet lyonnais, je ne savais pas... L'effet ne doit pas être le même selon les villes. Apparemment, d'autres films de la série ont pour cadre un seul quartier de ville. Les contrastes dont je parle dans mon texte sont alors moins marqués sans doute... Et puis, il y a la durée du film et la durée de chaque vue. Dans le cas d'À travers l'univers, il me semble qu'elles sont idéales. Les plans durent assez longtemps pour qu'il advienne quelque chose et s'arrêtent avant d'ennuyer. A ce sujet, il y a des propos très intéressants à lire sur le site de G.C. à la page du film.

(Édouard Sivière, Le Blog Nightswimming, 16 décembre 2011)



ESPÈCES D'ESPACES

À Travers l’Univers é um capítulo de uma das muitas séries de filmes de Gérard Courant, Mes Lieux d’Habitation. Neste caso, a aldeia de Saint-Marcellin, onde ele viveu a infância, entre a idade de um ano e a de nove. O genérico define o filme como um cine-poema (o realizador não o considera um documentário) e como um Estudo para um inventário filmado, podendo-se entender a palavra estudo no sentido em que é usada nas artes plásticas (preparativos para um trabalho mais vasto, apontamentos visuais), mas também no de trabalho de terreno, de minuciosa descrição. O genérico também menciona uma “bibliografia essencial”, com quatro títulos, entre os quais o célebre ensaio Espèces d’Espaces de Georges Pérec, um livro sobre a noção de espaço físico. Como sempre no trabalho de Gérard Courant, o dispositivo formal é rígido e, paradoxalmente, é desta rigidez (Courant não infringe jamais as regras que se impôs) que nascem diversas maneiras de ver o filme e ver o que há neste e por detrás deste. Courant adota a lógica do inventário, do catálogo, da enumeração, que, em literatura pode parecer deliberadamente absurda (ou melhor, de uma lógica absurda), como em Lewis Carrol ou como naquele trecho da História Universal da Infâmia, de Borges, intitulado “A Arte da Ciência”: “… Naquele império, a Arte da Cartografia foi levada a uma tal Perfeição que o Mapa de uma só Província ocupava uma cidade inteira e o Mapa do Império ocupava uma Província inteira. Com o passar do tempo, estes Mapas Desmesurados deixaram de dar satisfação e os Colégios de Cartógrafos ergueram um Mapa do Império, que coincidia com ele, ponto por ponto” (o breve texto conclui com a informação que “em todo o país já não há rasto algum das Disciplinas Geográficas”). Embora Courant não cite Borges na bibliografia do filme, desenrola o espaço de Saint-Marcellin de modo contínuo e ao mesmo tempo descontínuo: contínuo porque nunca saímos do espaço da aldeia e porque avançamos em ordem alfabética, descontínuo porque os segmentos são estanques e a geografia desta espécie de espaço é quebrada. O filme não lança nenhum olhar de cariz sociológico, capta um espaço, vazio ou percorrido por pessoas, animais ou veículos. É, radicalmente um filme sobre o espaço, situado num espaço preciso. A sóbria sucessão de uma placa com um nome e da rua ou praça e a rua ou praça que esta placa designa faz-nos passar da palavra à coisa, do nome ao que este nome designa. É interessante notar a enorme variedade das placas com nomes de logradouros em Saint-Marcellin: grafismo, dimensões, informações. Na opinião do realizador, estas placas já poderiam justificar um estudo. Alguns nomes são banais, outros belos e originais (rua da Subida do Calvário). Alguns contam a historia daquele espaço (rua do Antigo Arrabalde), outras evocam antigos habitantes, nomes de interesse local ou cuja lembrança já foi sepultada pelo tempo, outras ainda as camadas da História (guerras de religião do século XVI, período napoleónico, Segunda Guerra Mundial, Guerra da Argélia). O título do filme também dá uma das chaves para a sua percepção (como deveria ser o caso em qualquer filme), com o contraste aparentemente violento entre um percurso através do universo e um lugar de cinco mil habitantes: aquele espaço faz parte do vasto universo e é em si mesmo um universo. No epílogo (ausente das cópias disponíveis no youtube, por questões de direitos de autor), Gérard Courant sublinha que este pequeno espaço foi o universo onde ele viveu até os nove anos de idade, com tudo o que isto em de pessoal e intransferível, evocando esta experiência pessoal através de fotografias do período da sua infância (autênticas, simuladas? – que cada espectador decida), ao som de uma bela canção de Barbara, Mon Enfance: “Cometi um erro, voltei / a esta cidade perdida ao longe / onde tinha passado a minha infância (…) e encontrei como antes / muito tempo depois / a colina e a árvore que se erguiam / como no passado”. Mas a escolha desta canção não tem apenas a função de fazer deslizar o filme do catálogo “neutro” à evocação/invocação do passado pessoal do realizador, fazendo-o através de uma homenagem a um dos grandes nomes da chanson française, cujas canções tinham sempre textos de alta qualidade. Como indica uma das placas que vemos no filme, a família de Barbara refugiu-se ali, na espécie de espaço de Saint-Marcellin durante a Segunda Guerra Mundial, para escapar ao genocídio. Naquele espaço, como em todos os espaços, passam-se coisas e não há espaço que não esteja cheio de memórias, coletivas ou pessoais. Um trabalho como À Travers l’Univers, com a sua aparente e enganosa neutralidade tem muitos sentidos sepultos por debaixo das suas aparências.

(Antonio Rodrigues, Cinemateca Portuguesa, 22 de Junho de 2017)



UN FILM SUR L'ESPACE

À Travers l’Univers est un des chapitres d’une des nombreuses séries de films de Gérard Courant, Mes Lieux d’Habitation. Il s’agit ici du village de Saint-Marcellin, où il a vécu entre l’âge d’un an et celui de neuf ans. Le générique définit le film comme un ciné-poème (le réalisateur ne le considère pas comme un documentaire) et comme une Étude pour un inventaire filmé. On peut comprendre le mot étude dans le sens où il est utilisé dans les arts plastiques (préparatifs pour un travail plus vaste, esquisses visuelles), mais aussi dans celui de travail de terrain, de description minutieuse. Le générique mentionne aussi une «bibliographie essentielle», qui comporte quatre titres, dont Espèces d’Espaces de Georges Pérec, un livre sur la notion d’espace physique. Comme toujours chez Gérard Courant, le dispositif formel est strict et c’est paradoxalement de cette rigidité (Courant n’enfreint jamais les règles qu’il s’impose) que naissent diverses manières de voir le film, de voir ce qui y est et ce qui se trouve derrière lui. Courant adopte la logique de l’inventaire, du catalogue, de l’énumération, qui en littérature peut sembler délibéremment absurde (ou plutôt d’une logique absurde), comme chez Lewis Carrol ou comme dans ce passage de L’Histoire Universelle de l’Infamie de Borges intitulé «L’Art de la Science» : «...Dans cet Empire, l’art de la cartographie a atteint une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait une ville entière et la Carte de l’Empire occupait toute une Province. Avec le passage du temps, ces Cartes Démésurées ont cessé de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes ont bâti une Carte de l’Empire qui coïncidait point par point avec celui-ci» (le bref texte se termine par l’information suivante : «dans tout le pays, il n’y a plus aucune trace des Disciplines Cartographiques»). Bien que Courant ne cite pas Borges dans la bibliographie du film, À Travers l’Univers a des analogies avec ce que l’écrivain argentin décrit dans ces lignes. Mais il rappelle aussi la lecture continue d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie, une expérience très enrichissante, comme le savent tous ceux qui l’ont essayée. Le projet de Courant a consisté à filmer toutes les cent vingt-sept rues et les dix-sept places de Saint-Marcellin, de manière identique aux vues faites par les opérateurs Lumière en divers pays du monde : un plan général fixe, souvent cadré de manière oblique, avec la brève durée de vingt-cinq secondes (un peu moins de la moitié d’une vue Lumière, qui dure quarante secondes). Les vues des Lumière sont dûment identifiées par un intertitre, celles de Courant à Saint-Marcellin le sont par la plaque qui identifie le lieu. Dans une première distorsion de la réalité, Courant a décidé de filmer et de montrer les lieux en ordre alphabétique, ce qui modifie complètement la géographie de Saint-Marcellin et dans ce sens le film a quelque chose d’un catalogue absurde, dans la mesure où une logique poussé à l’extrême ne peut exister qu’à l’intérieur de sa propre logique. À Travers l’Univers déroule l’espace de Saint-Marcellin à la fois de manière continue et discontinue : continue, parce que nous ne quittons jamais les limites du village et parce que nous avançons en ordre alphabétique; discontinue parce que les segments sont séparés et la géographie de cette espèce d’espace est brisée. Le film n’a à aucun moment un regard de type sociologique, il capte un espace, vide ou parcouru par des personnes, des animaux ou des véhicules. Il s’agit, radicalement, d’un film sur l’espace, situé dans un lieu précis. La sobre succession d’une plaque avec le nom d’une rue ou d’une place et de l’image de la rue ou de la place que cette plaque désigne, nous fait passer du mot à la chose, du nom à ce que le nom désigne. Il est intéressant de remarquer l’énorme variété des plaques avec les noms de voies publiques à Saint-Marcellin: graphisme, dimensions, informations qu’elles contiennent. Certains noms sont banals, d’autres sont beaux et originaux (rue de la Montée du Calvaire). Certains noms racontent l’histoire d’un espace (rue de l’Ancien Faubourg), d’autres évoquent d’anciens habitants, des noms d’intérêt local ou dont la mémoire a déjà été ensevelie par le temps ; d’autres encore évoquent les couches de l’Histoire (les Guerres de Religion, la période napoléonienne, la Deuxième Guerre Mondiale, la Guerre d’Algérie). Le titre du film nous donne aussi une des clés pour sa perception (comme il devrait être le cas pour tous les films), avec le contraste apparemment violent entre un parcours à travers l’univers et un lieu de cinq mille habitants: cet espace fait partie du vaste univers, il est lui-même un univers. Dans l’épilogue (absent des copies disponibles sur youtube pour des questions de droits d’auteur), Gérard Courant souligne que ce petit espace est celui où il a vécu jusqu’à l'âge de neuf ans, avec tout ce que cela comporte comme une expérience absolument personnelle et il évoque cette expérience personnelle par des photographies de son enfance (authentiques, simulées? – que chaque spectateur décide), au son d’une belle chanson de Barbara, Mon Enfance: «J'ai eu tort, je suis revenue / Dans cette ville, au loin, perdue / Où j'avais passé mon enfance / J'ai eu tort, j'ai voulu revoir / Le côteau où glisse le soir / Bleu et gris, ombre de silence / Et j'ai retrouvé, comme avant / Longtemps après / Le côteau, l'arbre se dressant / Comme au passé». Mais le choix de cette chanson n’a pas seulement la fonction de faire glisser le film d’un catalogue «neutre» vers l’évocation/invocation du passé personnel du réalisateur, à travers un hommage à des grands noms de la chanson française, dont les paroles étaient toujours de grande qualité. Comme il indiqué dans une des plaques que nous voyons dans le film, la famille de Barbara s’est réfugiée dans ce lieu, dans l’espèce d’espace de Saint-Marcellin pendant la deuxième Guerre Mondiale, pour échapper au génocide. Il se passe et il se sont passées des choses dans cet espace, comme dans tous les espaces et il n’y a pas d’espace qui ne soit pas rempli de souvenirs, collectifs ou personnels. Un travail comme À Travers l’Univers, avec sa neutralité apparente et trompeuse, a de nombreux sens ensevelis sous ses apparences.

(Antonio Rodrigues, Cinemateca Portuguesa, 22 juin 2017)



MACHINES À DEUIL

Le présent essai analyse le traitement du deuil à travers l’exemple d’un film de Gérard Courant, À travers l’univers (2008). Le réalisateur y filme le retour à un lieu doublement marqué par son vécu personnel et l’histoire avec une grande hache, Saint-Marcellin, dans un esprit qui s’inspire de l’esthétique de l’infra-ordinaire et de l’écriture à contrainte. Apparemment, le film se contente de montrer en soixante-dix-neuf minutes les 127 rues et 17 places de la ville (d’abord la plaque qui les identifie, puis un long plan fixe d’exactement vingt secondes pris depuis l’une des extrémités de la rue ou de la place). Peu à peu, un malaise s’installe, que la chanson finale de Barbara, Mon enfance, permet de situer dans sa juste perspective, celle du deuil.

« De plus, rien ne s’arrête à l’individuel. »
(Paul Nougé, La Conférence de Charleroi)


La perte du deuil

1

Le deuil est universel : ce serait prétentieux d’affirmer que seuls les humains — et non les animaux par exemple — sont capables de s’endeuiller. C’est aussi un phénomène historiquement, culturellement, anthropologiquement déterminé et variable — et sans doute plus fragile et vulnérable qu’on ne le pense, comme le montrent aujourd’hui l’érosion des rites traditionnels, forcément collectifs, et le glissement de plus en plus rapide vers des formes de deuil individuel, difficiles à partager ou à faire partager.

2

Du point de vue littéraire, cette mutation génère de nouvelles formes d’écriture, plus proches des sensibilités contemporaines. En même temps, il se jette aussi un certain discrédit sur les expressions conventionnelles — marquées par les codes sociaux du deuil et les genres qui l’informent —, soupçonnées d’un manque d’authenticité. Il en va ainsi des écrits classiques sur le deuil, où l’auteur ne prend pas nécessairement la plume pour donner voix à un sentiment personnel et subjectif mais pour se faire le porte-parole d’une expérience collective, voire d’une tradition purement littéraire, comme il en va de la poésie lyrique ou amoureuse précédant le romantisme, où le « je » du texte n’est pas automatiquement censé refléter le vécu intime et unique de l’auteur. La modernité — postmodernité comprise — ne veut plus d’une parole littéraire ou artistique qui ne soit pas l’émanation directe de l’expérience d’un individu et elle tend à rejeter les textes ou les styles basés sur l’imitation de règles et de genres codifiés.

3

Un tel rejet est idéologique, certes. Même à l’époque des autofictions triomphantes, nous n’admettons plus les textes qui « trichent » avec les sentiments. Mais il est également littéraire : nous n’arrivons plus à comprendre le fonctionnement de textes basés sur la dissociation radicale du « je » du texte, qui occupe tout le devant de la scène, et du « moi » de l’auteur, qui demeure une inconnue — et qui en bien des cas n’a aucune importance, pour ne pas dire aucune existence. Dans son étude de l’exclusion des textes et genres préromantiques de l’enseignement contemporain, Ingrid Riocreux démontre clairement à quel point les notions modernes d’« auteur » et d’« originalité » débouchent sur une extension transhistorique du lyrisme contemporain, comme expression de soi, qui rend littéralement illisibles, avant de les exclure des programmes, des écritures plus anciennes régies par un tout autre horizon d’attente 1. Les textes anciens, ceux du lyrisme « froid » où l’auteur imite un code plus qu’il ne cherche à faire ressentir des sentiments privés, soit restent incompris (et risquent d’être délaissés), soit sont mal lus (et souffrent de mille et une erreurs d’une lecture anachronique, faite à la lumière des goûts du jour).

4

Dans les deux cas, l’appauvrissement est considérable, et les observations de Riocreux sur l’ode ou l’élégie s’appliquent également à la littérature du deuil. La tradition littéraire est ou bien laissée de côté, car jugée inauthentique et partant illisible, ou bien mal lue, en tant qu’expression d’un vécu individuel que nous croyons nécessaire de projeter sur le texte. En même temps, ce que Riocreux appelle le « choc des mentalités » est aussi une réalité culturelle et le simple retour en arrière n’est pas moins désirable que la censure, souvent involontaire, des codes désuets. Dans les pages qui suivent, j’aimerais discuter d’une forme d’écriture, mélangeant textes et images, qui esquisse — peut-être — un dépassement de ce conflit. L’œuvre en question, dont je tenterai de démontrer le caractère générique, réconcilie en effet les aspects collectifs du code et de la norme, d’un côté, et la dimension proprement individuelle du deuil, de l’autre.


De l’infra-ordinaire au deuil

5

Gérard Courant est l’un des cinéastes les plus prolifiques de l’histoire du cinéma — on a pu comparer sa production personnelle à celle de tout l’INA ! Il est notamment bien connu pour ses courts portraits filmés, les « cinématons » (actuellement, cet ensemble comprend déjà plus de trois mille portraits). Une des séries auxquelles Gérard Courant continue à travailler depuis de nombreuses années est « Mes Villes d’habitation », inventaires filmés, classés par ordre alphabétique, des rues et des places des diverses villes où il a habité au cours de sa vie (Lyon, Valence, Saint-Marcellin, Dijon). Le troisième tome de cette collection, À travers l’univers, filmé à partir de 1983 et terminé en 2005 (mais la date de la sortie officielle est 2008 2), est une œuvre qui s’inspire de l’esprit de l’infra-ordinaire et du désir de rendre compte de « ce qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel 3 ». Plus concrètement, l’auteur cite au début les quatre sources suivantes : Louis Calaferte, Satori ; On Kawara, Continuity/Discontinuity 1963/1979 ; Pierre-François-Léonard Fontaine, Journal 1799-1853. Tomes 1 et 2 ; Georges Perec, Espèces d’espaces.

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À travers l’univers, qui en soixante-dix-neuf minutes montre 127 rues et 17 places de Saint-Marcellin, où Gérard Courant a habité de l’âge de un à neuf ans, est un film qui applique un petit nombre de contraintes toutes simples, mais scrupuleusement respectées. Le cinéaste montre d’abord un gros plan de la plaque de la rue ou de la place (un plan de quelques secondes, légèrement plus long si la plaque contient également quelques informations historiques), puis un plan fixe d’exactement vingt secondes filmé sans coupure ou reprise depuis l’une des extrémités de la rue ou de la place. De plus, Gérard Courant n’utilise que des sons directs ; il n’y a ni voix off, ni accompagnement musical. Le titre du film fait allusion aux ambitions réalistes et descriptives de l’œuvre, le portrait de la ville de Saint-Marcellin (Isère, actuellement environ 8 000 habitants) étant suffisamment complet et varié pour que d’éventuels visiteurs venus de Mars puissent se faire une idée complète de ce qu’est la vie sur Terre (maisons, habitants, déplacements) 4.

7

Le film qui en résulte est appelé « ciné-poème », et non pas « documentaire », le montage par ordre alphabétique des rues d’abord, des places ensuite, provoquant des rencontres et parfois des chocs qui excèdent tout objectif sociologique ou descriptif. Quand bien même Gérard Courant ne s’explique pas sur le choix du terme, inattendu mais un peu vague, le fait de nommer son œuvre « ciné-poème » dispose à une certaine lecture, notamment à une lecture élégiaque fondée sur les ruptures entre l’époque où le cinéaste habitait Saint-Marcellin, celle où il est retourné à sa ville d’enfance pour y filmer les lieux, celle enfin de la projection de l’œuvre, fatalement coupée du temps et du lieu de l’enregistrement. Peu à peu, le regard du spectateur se fait du reste plus ouvert et plus attentif à la surcharge émotive de ces images qui, prises en elles-mêmes, ne recherchent aucun effet poétique 5. Surprenant au début de l’œuvre, le caractère poétique du film éclate dans la coda, une sorte de post-générique de quelque trois minutes, construite autour d’une chanson de Barbara, « Mon enfance », qu’on entend intégralement pendant que défilent à l’écran, alternant selon un rythme « normal » qui n’a plus rien à voir avec la règle de composition du film même, des éléments de générique (comme des remerciements à « la Société des gens bien élevés ») et des photos, actuelles ou d’époque, de Saint-Marcellin, qui rendent explicites certains des événements tragiques liés à la Résistance (« Au Docteur Carrier / 1899-1943 / assassiné par / la Gestapo / le 29 novembre »). Paratexte clausulaire du film, la chanson de Barbara reprend, recadre, redéfinit la marque générique donnée par le paratexte inaugural, le « ciné-poème » du début se révélant in fine un poème de deuil. « Mon enfance » est en effet moins une chanson sur le retour au pays natal qu’une lamentation sur les peines que provoque, au-delà de l’évocation des morts et de l’effacement du passé, un tel retour :

Il ne faut jamais revenir
aux temps cachés des souvenirs
du temps béni de son enfance.
Car parmi tous les souvenirs
ceux de l’enfance sont les pires,
ceux de l’enfance nous déchirent.

8

Tel qu’en lui-même, À travers l’univers n’est pas un film de deuil ou sur le deuil et on pourra objecter qu’il existe comme un écart entre l’œuvre et son paratexte, qui abuserait ici de son pouvoir d’orientation de la lecture. Toutefois, pareille observation ne rendrait pas service à l’œuvre même, qui fonctionne bel et bien comme une « machine à deuil », expression dont il convient maintenant de préciser un peu le sens.


Rien à voir, tout à regretter

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Comment une succession de « vues » peut-elle se transformer chemin faisant en suite lyrique — car telle est bien la première métamorphose que subit À travers l’univers ? Par quels moyens une œuvre qui renvoie si fortement aux premiers films des frères Lumière, dont la visée documentaire est souvent opposée à l’élan lyrique symbolisé par Méliès, donne-t-elle lieu à une réception où l’émotion finit par concurrencer le réalisme ? Il faut examiner ici la combinaison très efficace d’un ensemble de réductions et d’une série d’ajouts.

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Les 117 (pour les rues), puis 17 (pour les places) fragments du film de Gérard Courant, qui ne déroge jamais à la contrainte imposée, sont tous d’une simplicité, voire d’une pauvreté visuelle et thématique extrêmement voulue. Il y a d’abord la quasi-neutralisation de l’intérêt du sujet qui apparaît à l’écran. Dans À travers l’univers, la caméra ne montre jamais quoi que ce soit de remarquable. On voit une rue, parfois des passants, souvent du trafic, et strictement rien d’autre, à aucun moment, comme si la vie se suffisait à elle-même. De la même manière, la caméra reste invariablement fixe, sa position — à hauteur du regard d’un observateur hypothétique — est on ne peut plus banale, il n’y a pas d’effets de montage à l’intérieur des plans, Gérard Courant n’a pas cherché les belles vues (sauf peut-être tout à la fin, dans le dernier plan de l’œuvre). À cela s’ajoute que la qualité matérielle des images ne semble bénéficier d’aucune attention soutenue : les couleurs sont fades, la résolution est faible, le choc avec la bande-son, avec des sons directs souvent très bruyants, est constamment là. Enfin, on est frappé par le peu d’interaction entre personnages filmés et opérateur — une différence notable avec les vues des frères Lumière, où le public filmé, en tout cas en ce genre de circonstances anonymes et banales, ne perd presque jamais de vue la caméra. Il n’y a pas ici, à quelques exceptions près (celles des enfants, justement, moins familiers des usages du cinéma dans l’espace public ?), aucun « regard retourné », pour reprendre la belle expression de Livio Belloï 6.

11

Tout se passe un peu comme si les plans filmés aspiraient à la neutralité — supposée, évidemment — d’une caméra de surveillance. Or, dès la première séquence, cette indigence rigoureusement maintenue est nuancée par un gros plan sur une plaque de rue (rue ou boulevard x, impasse y, chemin ou avenue z, etc.), tantôt purement indicative (le nom de rue sert alors de « désignateur rigide », comme diraient les linguistes : ce sont de purs noms propres, dont le sens s’épuise avec la référence à la chose désignée), tantôt sommairement explicative (quand il s’agit de lieux ou d’événements d’importance historique, la municipalité a fait apposer sous le nom de rue une brève explication didactique, pas toujours facile à comprendre pour les non-historiens du reste). La singularité des rues brise immédiatement le caractère interchangeable de la plupart des vues, souvent proches de l’anonymat, la vue de la rue x ne se distinguant qu’à grand-peine de celle de la rue y). Le changement essentiel vient toutefois du montage cinématographique, qui combine un critère temporel, presque de métronome (ladite contrainte des vingt secondes par plan de rue) et un principe sémantique, de possible solution de continuité d’une rue à l’autre (la contrainte du classement alphabétique n’assemble pas toujours ce qui se ressemble et peut coller bout à bout des éléments totalement disjoints, par exemple un pré et une rue commerçante). La ville de Saint-Marcellin n’est pas traversée comme le ferait un piéton, un cycliste ou un chauffeur, elle se trouve déclinée lettre par lettre, dans un tempo parfaitement immuable, avec des chocs qu’une approche plus réaliste serait incapable de faire surgir.

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Ainsi retrouve-t-on les vertus du minimalisme : « Tout l’intérêt d’une activité minimaliste réside précisément dans son aptitude à focaliser l’attention sur les opérations effectuées et à dissuader les excursions fortuites 7. » Or le minimalisme — enlèvement du superflu, concentration sur l’essentiel — n’est pas ici un but en soi, cela reste une technique qui pointe vers un contenu, vers une leçon : une certaine forme de quotidien, capable de basculer dans une forme de lyrisme (on ne rappellera jamais assez que Gérard Courant a préféré le terme de « ciné-poème » à toute référence à la tradition documentaire). L’approche minimaliste aidant, la description dégage une émotion de plus en plus forte. Techniquement, cette émotion est soutenue d’abord par le tempo envoûtant, ni trop lent, ni trop rapide, puis par la pure accumulation des vues, chacune d’elles presque indifférente mais bouleversante quand appréhendée en enfilade, mais aussi par les multiples surprises déclenchées à l’aide de l’arrangement alphabétique, aussi arbitraire que signifiant. Toutefois, la technique ne serait rien sans véritable contenu. S’agissant d’À travers l’univers, la densité sémantique de l’infra-ordinaire tient au contraste implicite, mais de plus en plus en visible, entre un jadis et un maintenant, entre ce qui a pu donner son nom à la rue et la rue telle qu’elle se présente maintenant (mais le hic et nunc de la caméra est un présent qui s’éloigne davantage du spectateur à chaque nouvelle projection, à chaque nouveau visionnement), entre la rue que le cinéaste a pu voir ou non dans son enfance et la rue vers laquelle il retourne adulte (et entre ce qu’il a pu vivre ou observer dans cette rue et ce qui a cessé d’y être présent tant d’années plus tard). L’insistance sur cet écart est discrète, mais non inexistante — et de ce point de vue, la fin de l’œuvre, qu’on évoquera plus loin, apporte sans doute une certaine surprise, mais ne représentera pas de véritable choc, tant la dimension mélancolique se loge dès les premiers plans au cœur des images. À cet égard, le label générique de « ciné-poème » s’avère absolument décisif : dès l’ouverture, le spectateur sait qu’il ne peut s’en tenir à la seule portée descriptive, purement visuelle d’À travers l’univers.

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Plus le film montre les choses telles qu’elles sont, plus il fait ressentir l’absence de ce qu’elles ne sont plus. Or, cette impression très vive, celle de l’écart entre visible et invisible, présent et passé, dit et non-dit, est fonction de l’application stricte d’une série de règles qui, elles, sont à mille lieues de toute considération émotive ou psychologique (le métronome, l’alphabet, le plan fixe, l’évitement du spectaculaire, etc.). Et ces règles mêmes ne sont nullement séparables de la matérialité du médium qui les intègre. À travers l’univers est en effet une œuvre qui explore les enjeux les plus fondamentaux du cinéma, soit l’art des images fixes (les photogrammes) que le dispositif littéralement anime (la succession des images qui suscite l’illusion du mouvement). À l’instar de Chris Marker dans La Jetée 8, mais dans une perspective radicalement opposée, Gérard Courant brouille les pistes entre animé et inanimé. Là où Marker montrait qu’il est possible de faire du cinéma à partir d’images photographiques, c’est-à-dire non mobiles 9, Courant tend à réinscrire les images mobiles de son film dans le champ de la photographie, de manière à activer les facultés thanatographiques de l’image fixe, plus exactement de l’image photographique. Dans À travers l’univers, les plans de rue perdent un peu de leur caractère d’animation et se rapprochent de nouveau des premières vues Lumière, c’est-à-dire des photographies animées. Ce qu’on voit n’est pas une suite de photos qui se muent en séquence mobile, mais des séquences mobiles qui se figent mystérieusement en tableau vivant — quand bien même un tel tableau vivant, tel le modèle du peintre, peut toujours bouger.

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Le cinéma fait donc du surplace, puis regarde en arrière, tel Orphée, pétrifiant ce qu’il aurait dû faire revivre sans le regarder. Le seul fait de regarder un film, où tout se passe soi-disant toujours au présent, dans un éternel présent, se transforme petit à petit en une expérience beaucoup plus douloureuse, traditionnellement jugée propre à la photographie, dont on dit qu’elle ne peut montrer la vie qu’après sa disparition. L’impression diffuse de deuil qui se dégage de l’œuvre de Gérard Courant précise ainsi sa base très complexe : le sens y intervient, indéniablement, mais aussi le travail sur les formes et une réflexion discrète mais poignante sur le médium.


Quand le paratexte devient œuvre

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La fin du film réserve au spectateur une vraie surprise — mais, répétons-le : surprise n’est pas choc, la dimension poétique, élégiaque de l’œuvre étant programmée dès l’incipit. On y découvre la suite du générique initial, mais son traitement diffère absolument de ce qu’on avait vu au début du film, lui d’une sobriété exemplaire. La coda d’À travers l’univers ne peut donc pas être réduite au simple rang de paratexte. Elle fait d’autant plus partie intégrante du film, c’est-à-dire du « texte » cinématographique, qu’elle en bouleverse radicalement les données les plus fondamentales. Aguerri par le travail sur le montage, mais aussi par le respect scrupuleux des contraintes tout au long de l’œuvre proprement dite, le spectateur averti de Gérard Courant est comme forcé d’inclure cette « rallonge » au film même.

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Mais comment les quelque trois minutes finales d’À travers l’univers changent-elles le film ? En termes de contenu, il ne semble pas y avoir de rupture : les éléments y complètent ceux du générique initial, la chanson de Barbara et les photos de Saint-Marcellin se présentent comme une variation sur le sujet de l’œuvre, soit le retour à la ville où l’auteur a passé huit années de son enfance. Mais mis à part ces données thématiques, tout change. Les images mobiles sont remplacées par des images fixes, des photos anciennes ou modernes de la ville de Saint-Marcellin. De plus, ces images ont subi un traitement chromatique très voyant. Le tempo de leur défilement s’accélère considérablement, la durée de leur présence à l’écran n’étant plus régie par la contrainte temporelle des vingt secondes par plan. Enfin, les photos ne sont plus « ancrées », comme aurait dit Roland Barthes, par une quelconque légende, en l’occurrence celle du nom de la rue ou de la place. Elles sont convoquées l’une après l’autre pour illustrer une idée générale de Saint-Marcellin, à la fois « ville d’habitation » et ville marquée par les événements tragiques liés à l’occupation nazie. Quant à la chanson de Barbara, dont la durée et le rythme déterminent la longueur et l’organisation interne de la coda, elle rompt de plusieurs manières avec les protocoles étroitement surveillés de l’œuvre. Tout à coup la bande sonore renonce au son direct et passe à un accompagnement musical non diégétique (la chanson est certes liée au thème fondamental du film, mais la chanteuse en est tout à fait absente). Enfin, la qualité acoustique de la chanson est beaucoup plus soignée que l’enregistrement brut des bruits de rue.

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Le contraste est donc total et il constitue la preuve par neuf de ce que le film même avait préparé : sous les pavés, non pas la plage, mais la mort. La mélancolie croissante qu’avait engendrée la déclinaison des séquences de rue, puis de place, et la sensation de plus en plus prégnante que le retour au passé, même limité à l’observation étriquée de son état présent, est source de tristesse, pour ne pas dire de désespoir, tous ces éléments sont articulés de manière on ne peut plus explicite dans la coda de l’œuvre, que le spectateur reçoit comme un coup de poignard non pas dans le dos, car tout spectateur attentif s’attend confusément à une telle apothéose, mais dans le cœur.

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Toutefois, le passage du deuil implicite du film au deuil explicite de la coda n’est pas le passage d’un sentiment de malaise encore mal défini à une forme de deuil intime ou personnel, Gérard Courant finissant par jouer cartes sur table. C’est plutôt la traduction de ce sentiment en quelque deuil presque impersonnel, en quelque vérité générale dissociée des référents précis en jeu. Le film cesse d’être un film sur Gérard Courant et Saint-Marcellin pour devenir un film sur tout le monde et son enfance perdue. L’on comprend mieux dès lors ce qui donne sa force émotive à la première partie d’À travers l’univers, à savoir les 117 et 17 plans de rues et de places, d’une austérité tranquille. Le film ne cherche pas à concurrencer la radicalité des avant-gardes des années 60 10 et moins encore à flatter le goût snob des productions acclamées parce qu’ennuyeuses 11 — il faut le redire : À travers l’univers est un film accessible et tout sauf ennuyeux. Le travail de Gérard Courant affirme sereinement l’immense pouvoir émotif de l’écriture à contrainte, pour peu qu’elle s’applique bien sûr à un sujet qui s’y prête (la litanie des « Je me souviens » de Georges Perec en serait un exemple très proche), et la capacité d’un tel travail à concilier l’objectivité et l’impersonnalité d’un code ou d’un protocole à l’investissement psychologique des individus autant que des communautés. C’est que la contrainte, avant d’être une technique capable de soutenir les auteurs en panne d’inspiration — idée diversement soulignée par Raymond Roussel dès 1935, puis par Raymond Queneau et bien d’autres oulipiens (dont le cofondateur du groupe, François Le Lionnais 12) —, est une démarche susceptible de créer une communauté. On se rappelle le fameux incipit de Comment j’ai écrit certains de mes livres, qui assimile communication et don :

Je me suis toujours proposé d’expliquer de quelle façon j’avais écrit certains de mes livres (Impressions d’Afrique, Locus Solus, l’Étoile au front et la Poussière de Soleils).
Il s’agit d’un procédé très spécial. Et, ce procédé, il me semble qu’il est de mon devoir de le révéler, car j’ai l’impression que des écrivains de l’avenir pourraient peut-être l’exploiter avec fruit 13.

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De ce point de vue, une « bonne » contrainte n’est pas seulement une contrainte révélée ou rendue lisible, c’est également une contrainte suffisamment souple pour se prêter à une facile appropriation. Une contrainte dissimulée ou une contrainte trop dure empêche en effet la création d’une communauté d’auteurs-lecteurs ou de lecteurs-auteurs, qui représente l’un des traits les plus spécifiques de la poétique de la contrainte, qui allie technique et sociabilité des processus d’écriture 14. Cette possibilité d’une communauté, qui est au cœur de toute démarche fondée sur la contrainte, rejoint l’une des dimensions les plus fondamentales du langage humain, à savoir le caractère ouvert, contextuellement défini et redéfini, par un certain nombre de signes que Benveniste appelle shifters 15. Des mots comme je, ici, maintenant changent de référent à chaque nouvel usage et les usagers peuvent se les échanger. Les pronoms du « discours » — les première et deuxième personnes, que Benveniste oppose à la troisième personne du « récit » — n’appartiennent pas à ceux qui les emploient, mais peuvent être investis à tour de rôle par les partenaires d’un dialogue, le je d’un premier énoncé devenant le tu d’un second, et vice versa.


De l’empathie à l’appropriation

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Dans À travers l’univers la présence du deuil est forte. Certes, ce n’est ni un film sur le deuil, ni un film de deuil en soi. C’est un film qui construit la possibilité d’un deuil, pour lui-même comme pour le spectateur. Mais comment l’œuvre jette-t-elle les bases d’une telle interprétation ? La description de Saint-Marcellin, pour objective et transparente qu’elle paraisse, crée une tension entre présent et passé, qui fait affleurer petit à petit la perte de ce dernier. Le thème du deuil a beau être absent de la surface de l’œuvre, il n’en informe pas moins sa structure en profondeur. Et plus on avance dans le film, plus cette absence du passé se fait lancinante. Dans un deuxième temps, tout à la fin, le thème du deuil se trouve comme déplacé du fait même qu’il est nommé. Le retour au lieu de l’enfance envahit soudainement le film dans sa coda, avec la chanson de Barbara et les images anciennes, mais ce retour est doublement détaché de l’enfance de Gérard Courant à Saint-Marcellin.

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Le je qui parle n’est pas le je du réalisateur, le village d’antan vaut pour n’importe quel village d’antan. Dit autrement : au moment où le film passe du portrait de ville, à dominante sociologique ou documentaire, à la confession autobiographique, tant la ville que l’auteur accèdent au rang de termes génériques : Saint-Marcellin devient n’importe quelle ville ; Gérard Courant, par Barbara interposée, devient n’importe quelle personne qui se souvient. Ce qui aurait pu être l’expression d’un deuil personnel prend ainsi un caractère universel. Le spectateur peut se reconnaître dans la chanson de Barbara, dont le rapport personnel très fort à la ville qu’elle chante n’a au fond plus aucune importance. Pour faire jouer la charge émotive de la chanson, il n’est plus nécessaire de savoir que la famille d’origine juive de l’artiste avait dû se réfugier à Saint-Marcellin dans les dernières années de la guerre. La force des shifters autorise le transfert du deuil de l’artiste à son public. De la même façon, et on revient ici au film proprement dit, il n’est pas nécessaire que le spectateur sache qui est Gérard Courant ou qu’il connaisse la ville de Saint-Marcellin. Telle est la force de nombre d’écritures à contrainte, que l’œuvre de départ cesse rapidement d’appartenir à son auteur original. Beaucoup d’auteurs à contrainte stimulent le réemploi de leurs techniques par autrui et il n’en va pas autrement dans le cas du film sur Saint-Marcellin. Il suffit de comprendre comment Gérard Courant a filmé, puis monté À travers l’univers, pour que chaque spectateur puisse inventer sa propre variation sur l’œuvre.

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L’essentiel est bien là, dans ce croisement d’une des propriétés les plus fondamentales du langage humain et de la confiance donnée à une technique de composition. C’est la combinaison de l’écriture à contrainte et de l’utilisation de shifters qui explique la transformation d’un deuil individuel, celui qu’évoque le film de Gérard Courant, en deuil collectif, plus exactement en deuil que n’importe quel spectateur peut considérer comme sien. Car ce n’est pas uniquement la contrainte que le spectateur peut s’approprier — il lui est très facile de refaire pour sa propre ville ce que le cinéaste d’À travers l’univers a fait pour Saint-Marcellin —, c’est aussi le texte de Barbara qui reste ouvert à la reprise par le public. En s’interdisant d’identifier les shifters de la chanson, puisque le je qui chante ne se nomme pas Barbara, l’ici du retour n’est pas Saint-Marcellin et le maintenant du texte n’est pas 1968 (date de sortie de l’album contenant « Mon enfance »), l’artiste permet à l’auditeur d’occuper la place « vide » du je-ici-maintenant.

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Dans À travers l’univers, ces deux mécanismes se complètent et se renforcent mutuellement, et c’est cela qui fait de cette œuvre une « machine à deuil », c’est-à-dire une œuvre dont le deuil d’une seule personne peut devenir le deuil personnel de tout spectateur. Ce mouvement ne consiste pas à transformer un deuil individuel en deuil collectif, c’est-à-dire de groupe ou de communauté, mais bel et bien à multiplier le deuil personnel, chaque membre individuel du public ayant la possibilité de faire surgir une forme de deuil qui lui est propre sans pour autant minimiser ou instrumentaliser le deuil contenu dans l’œuvre de départ. Une machine à deuil est une machine littéralement contagieuse, non une machine qui prend appui sur un geste de sympathie ou d’empathie, qui suppose inévitablement une distance, si réduite soit-elle.

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Vue sous cet angle, la machine à deuil, qui tresse un pôle purement objectif, avec sa mise en sourdine de la parole autobiographique et son traitement longtemps implicite du thème du deuil, et un pôle fortement subjectif, avec son invitation au spectateur à endosser le deuil de quelque chose qui lui est à l’origine totalement étranger, pourrait constituer un dépassement du « choc entre univers mentaux », pour reprendre l’expression d’Ingrid Riocreux. On y trouve en effet, intimement mêlés, un travail sur des éléments parfaitement conventionnels, socialement codés, comme la contrainte et le discours, d’une part, et la possibilité de faire surgir un deuil à la fois universel et inaliénablement individuel, d’autre part. De telles machines ne restent pas sans effet sur nos approches du deuil. D’une part, il faut espérer qu’elles aideront à revenir sur des expressions plus anciennes, largement soumises à l’utilisation de codes qui ne demandent pas que l’auteur s’identifie à la voix du texte. Pensons par exemple à toutes les oraisons funèbres écrites sur commande. D’autre part, et s’agissant des productions contemporaines, elles devraient nous inciter à ne pas condamner comme faux ou inauthentique le travail sur la forme. Valéry, qui a généralement raison dans son combat contre les hypocrisies littéraires, a peut-être tort quand il reproche à Pascal de trop penser à l’effet rhétorique de sa terrible phrase sur le silence éternel des espaces infinis 16.


Notes

1 I. Riocreux, « L’Illisibilité en pratique ou le choc des univers mentaux (l’exemple du lyrisme) », dans J. Baetens et É. Trudel (dir.), « Crises de lisibilité », Fabula-LhT, no 16, 2016 [en ligne] (consulté le 27 juin 2017).

2 G. Courant, À travers l’univers (79 min.), s. l., production Gérard Courant, 2008. La version « complète » ou « intégrale » du film est en ligne sur Dailymotion : (consulté le 27 juin 2017). À noter que la version disponible sur YouTube du même film se trouve amputée d’une partie essentielle (la « coda », dont il sera question plus loin dans cette analyse).

3 G. Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 1989 (texte de présentation du volume en quatrième de couverture).

4 Cela est répété par le cinéaste même dans son introduction au film projeté à la Cinémathèque de Lisbonne le 23 juin 2017, où j’ai eu la chance de découvrir et le cinéaste et son œuvre.

5 Pour une réflexion générale sur le poétique « hors poésie », voir « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », N. Cohen et A. Reverseau (dir.), Fabula-LhT, no 18, 2017 [en ligne] (consulté le 27 juin 2017).

6 L. Belloï, Le Regard retourné. Aspects du cinéma des premiers temps, Montréal/Paris, Éditions Nota Bene/Klincksieck, 2002.

7 J. Calvelo et P. Hamel, « Géographismes », Conséquences, no 9, 1986, p. 46-47.

8 C. Marker, La Jetée, Paris, Argos Films, 1962. Il existe de ce film, labellisé « photo-roman » par son auteur, une version (bilingue) sous forme de « ciné-roman-photo » réalisé en 1992 par le typographe Bruce Mau pour le compte des éditions Zone Books à New York.

9 On sait qu’à une exception près, tous les plans de La Jetée sont faits d’images fixes.

10 R. Krauss, « “A Voyage on the North Sea”: Art in the Age of the Post-Medium Condition », Londres, Thames and Hudson, 1999.

11 Pour une analyse « cadrée » de la valorisation de l’ennui dans une esthétique plus générale du spectateur du cinéma, voir L. Jullier, Qu’est-ce qu’un bon film ?, Paris, La Dispute, 2009.

12 F. Le Lionnais, « La Lipo (Le premier manifeste) », dans Oulipo, La littérature potentielle, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1973, p. 19-22.

13 R. Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres [1935], Paris, U.G.E., coll. « 10-18 », 1977, p. 11.

14 J. Tabbi, « Electronic Literature as World Literature; or, The Universality of Writing under Constraint », Poetics Today, vol. 31, no 1, 2010, p. 17-50.

15 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966 (voir les chapitres de la cinquième partie, consacrés à l’homme dans le langage).

16 P. Valéry, Œuvres, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 458.


(Jan Baetens, Machines à deuil, Recherches & Travaux [En ligne], 97 | 2020, mis en ligne le 12 novembre 2020)













































































































































































































 


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