SAUVE QUI PEUT (LA VIE) de JEAN-LUC GODARD.

Cinéma 80, n° 263, novembre 1980.

« Car la beauté n’est rien que le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter ».

Rilke

Installé en Suisse depuis trois ans, Jean-Luc Godard a choisi de réutiliser la grosse artillerie cinématographique et de délaisser, temporairement ?, les armes légères pour combattre sur le front du cinéma commercial afin d’y retrouver une place qu’il avait laissée volontairement vacante lorsque voltigèrent les premiers pavés, en ce printemps chaud, chaud, vraiment chaud de mai 68.

En douze ans, Godard et le cinéma ont bien changé. Tout comme le puriste Carl Dreyer, l’esthète rêveur Abel Gance, le fonceur Nick Ray, le fou des grandeurs Orson Welles, ou le sage Luis Buñuel, les génies du cinéma – personnages qui ont de la pellicule dans les veines, une caméra dans les yeux, un magnétophone dans les oreilles et un film dans le coeur – demeurent toujours des génies, même lorsqu’ils ne tournent pas ou, comme dans le cas du Godard de ces dernières années, lorsqu’ils s’entraînent à des besognes plus confidentielles. Et Sauve qui peut (la vie) est un film génial fait par un génie du cinéma dont le style renoue presque rituellement avec une écriture cinématographiquedans laquelle il avait atteint une telle perfection qu’une certaine forme de silence à l’échelle du public de masse était une des seules voies possibles pour ne pas briser une harmonie savamment mise en place par près de dix ans de chefs d’oeuvre.

Denise Rimbaud (Nathalie Baye), Paul Godard (Jacques Dutronc), Isabelle Rivière (Isabelle Huppert), les trois protagonistes du film, qui, comme l’a voulu Godard, symbolisent l’imaginaire, la peur, le commerce, assistent au déroulement de leur vie qui se sauve et dont chaque seconde les rapproche un peu plus de la mort.

Sauve qui peut (la vie), quoi de plus naturel que ce titre qui nous dit que la vie est une chose très précieuse si on prend « le temps de vivre et le temps de mourir ». C’est justement le titre de ce joli bouquin d’Erik Maria Remarque qui éblouit tant Douglas Sirk qu’il en réalisa l’un de ses plus beaux films en changeant au passage « vivre » par « aimer » et que Godard questionna admirablement dans son éblouissante critique du film dans les Cahiers du cinéma : « Faut-il vivre pour aimer ou aimer pour vivre ? » Interrogation qu’il s’empressa de balayer dans Vivre sa vie où Nana, dans sa naïveté et son inexpérience, se demandait si elle était heureuse et remarquait que le bonheur n’était pas gai.

Revenons à notre point de départ. Pourquoi Jean-Luc Godard revient-il à un mode (ancien, pour lui) de production cinématographique quand on sait que ça fait des années qu’il s’est constitué, hier à Grenoble, aujourd’hui en Suisse, sa petite usine vidéo ?

Comme la plupart des cinéastes talentueux Godard a la volonté, même s’il n’y arrive qu’imparfaitement, de s’adresser à un maximum de spectateurs et, pour satisfaire cette ambition, il a besoin d’un budget relativement conséquent pour tourner ses films. Pour retrouver certaines sensations de jadis : la mort de Michel Poicard (dans À bout de souffle), les interrogations de Nana (dans Vivre sa vie), la naïveté d’Ulysse et de Michel-Ange (dans Les Carabiniers), les questionnements existentiels de Charlotte (dans Une femme mariée), la clairvoyance de Ferdinand (dans Pierrot le fou), que des moments et des états que l’on retrouve, à plus ou moins forte dose, dans Sauve qui peut (la vie). Dans la foulée de Rossellini, Hitchcock, Fassbinder et de bien d’autres cinéastes qui comptent, Godard est à l’aise dans des structures commerciales, les mêmes que celles qui lui permirent de réaliser ses chefs d’oeuvre des années 1960, c’est-à-dire avec une équipe technique en qui il a pleine confiance et à laquelle il peut dire : « Silence, on tourne ».

Le cinéaste se trouve seul, au milieu d’une multitude de gens dont on entend même plus la respiration et cette solitude provoque des effets salutaires. Je pense à ces gros plans de visage en attente, rêvant, pensant, écoutant une parole hors champ, qui ne prennent consistance que dans cette présence, impossible à déceler mais qui est réelle et dont chaque cinéaste connaît et maîtrise les pulsations.

Qui dit production commerciale, dit producteur. Son rôle dans un film comme Sauve qui peut (la vie), au budget d’environ trois millions et demi de francs, est celui d’un tampon entre la mise en scène du cinéaste et l’argent nécessaire à l’entreprise, maillon essentiel afin que le film fonctionne à son meilleur rendement : loi impitoyable du cinéma qu’on ne trouve nulle part ailleurs et qui en fait, à la fois, une richesse inestimable et un système de fonctionnement insolite dans le domaine de la création.

Pourquoi je trouve ce film beau et émouvant ? Parce que j’ai l’impression que les images durent beaucoup plus longtemps que dans les autres films et que Godard l’a tellement bien compris qu’il vient narguer ceux qui ont les yeux bouchés par le cinéma de consommation courante, en décomposant les images de certains plans de son film. C’est une manière élégante de leur dire : « Aveugles, mettez vos lunettes, je vous laisse le temps de contempler ces images, d’apprécier le mouvement, les couleurs, les flous, la vie arrêtée par saccades, d’essayer de retenir votre souffle, car ça en vaut la peine ! »

Mais, attention, le terrain est miné. Le cinéaste guette son futur spectateur et tend des pièges aux journalistes et critiques mal intentionnés en dressant une série d’obstacles qui sont autant d’os mis en travers de la gorge de ceux qui enfreignent la loi godardienne : c’est qu’il est difficile de rester en dehors du film, ou au-delà du centre (comme Denise), sans courir le risque d’en être éjecté et de connaître l’enfer (comme Paul).

Gérard Courant.

 


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