LA FEMME GAUCHÈREde PETER HANDKE.
Cinéma 78, n° 239, novembre 1978.
Le parti pris, obsessionnel, chez un cinéaste, de faire une description minutieuse d’un espace et d’un lieu, sous couvert des changements du temps (météorologie) et de la transition des saisons (ici, de l’hiver avec le printemps, des inserts le signalent avec insistance : le film se déroule en mars, avril et mai) est chose beaucoup trop rare au cinéma pour que l’on passe sous silence une approche aussi nouvelle que celle de La Femme gauchère, le film de Peter Handke. C’est que, dans le temps, il y a quelque chose qui met en jeu profondément le cinéma. Le temps, c’est la transformation et le changement d’un lieu, de son espace (ne serait-ce que par les bouleversements rapides de lumières), c’est-à-dire quelque chose dont la mise en scène ordinaire, n’a que faire. Dans La Femme gauchère, il y a des images de nuages, aux formes les plus envoûtantes et les plus inquiétantes, sombres et voluptueuses (quelles palettes de couleurs !), il y a des plans, souvent sombres, d’averses de pluie ou de neige, il y a aussi des plans où le soleil de la fin de l’hiver, lance ses rayons horizontaux sur fond de nuages noirs. C’est d’un orange très forcé et appuyé et ce va et vient incessant entre les deux teintes dominantes, que l’on doit à Robby Müller, le comparse habituel de Wim Wenders, a à voir avec le sujet du film : une femme prie son mari de la quitter afin de vivre seule. Et pour être précis, elle s’adresse à Bruno, son mari en ces termes : « J’ai eu tout à coup l’illumination que tu t’en allais d’auprès de moi, que tu me laissais seule. Oui, c’est ça, Bruno, vas-t’en. Laisse-moi seule ». Ensuite, ce n’est que déambulation, désarroi, solitude mais aussi libération, euphorie (passagère).
Tout cela ne veut pas dire, bien sûr, que tous les films qui jouent avec la science météorologique soient intéressants. Mais, inversement, c’est d’avoir fait jouer au temps autre chose que le rôle d’un simple décor que le film tire sa force. Dans le Cinéma de Consommation Courante, un orage pourra connoter soit l’imminence d’événements graves, soit la possibilité de faire rencontrer deux êtres à l’abri du déluge, ou un rayon de soleil pourra faciliter le déshabillage de l’héroïne, etc.
Donc, le temps dans La Femme gauchère, n’est pas un décor, mais devient objet à tel point que, lorsqu’il neige, au lieu de presser le pas ou se mettre à l’abri, heureuse, la femme préfère orienter son visage vers le ciel pour recevoir les flocons en pleine figure. J’ai dit la Femme. C’est ainsi qu’elle est désignée tout au long du film. C’est un terme abstrait car pour Peter Handke, elle n’est pas une femme mais toutes les femmes.
La femme de La Femme gauchère n’est pas, en apparence, ce qu’on appellerait une femme opprimée par son mari. Elle n’est pas non plus dans le besoin. Elle vit dans une grande bâtisse, spacieuse, où elle demeure avec son mari et son fils et le compte en banque du mari lui est ouvert, d’où, une dépendance économique. Et pourtant, sa séparation n’est pas lancée à la légère. Rien à voir avec Jeanne Dielman, prisonnière dans son appartement, ni avec le personnage féminin de L’Amour blessé, le beau film de Jean-Pierre Lefèbvre, torturé à distance, et poursuivi jusqu’à son domicile par son mari.
Mais elle est femme. Et c’est là que s’articule le film, dont le titre rend parfaitement compte : une femme qui ne fait pas tout à fait ce qu’il faudrait faire pour être une femme comme les autres. Une femme qui dévie toujours à gauche. Elle est femme dans une société dominée économiquement et socialement par les hommes. Exemple : avant de se marier, elle travaillait comme traductrice et son mariage, puis la naissance de son fils, lui ont fait abandonner cette activité, la rendant par conséquent dépendante du mari qui a le « devoir » de travailler pour satisfaire aux besoins matériels de sa famille. (Dans le roman, Peter Handke, lui fait dire : « L’homme dont je rêve sera celui qui aime en moi la femme qui ne dépend pas de lui »). La séparation la conduira tout naturellement à reprendre son métier antérieur, à faire les travaux et les gestes réservés et accomplis par l’homme : scier du bois, porter la bouteille de gaz et à se moquer des conventions : manger par terre, tremper son pain dans le vin. Tous ces gestes sont signes de libération.
L’itinéraire de la femme s’apparente à un voyage qui part d’une certaine exploitation de sa condition de femme pour aboutir à un moins d’exploitation et à un plus de libération. (Même si cette exploitation n’apparaît jamais clairement, quelque part, même de manière infime, elle existe). Mais elle ne cherche pas à atteindre une libération totale, ce qui, dans notre société, est du domaine de l’impossible et de l’utopie. Voyage infini, interminable, jalonné de rencontres (l’éditeur, l’acteur – clin d’oeil complice à Wim Wenders –, c’est Rüdiger Vogler, l’institutrice) dont l’enjeu est la reconnaissance de l’état de femme, ou quelque chose qui ressemble à ça, qu’il est difficile de définir, mais qui tient à toutes sortes de questions à la fois historique, sociale, sociologique, sexuelle, spirituelle, biologique.
L’un des mérites du film, c’est de ne pas maintenir trop longtemps, dans la tête des spectateurs, cette irréductibilité. L’interrogation s’essouffle rapidement. On sait où va déboucher le chemin de la solitude de la femme : ça ne sera ni le suicide (physique, social comme l’était l’acte final de Jeanne Dielman), ni la réconciliation (c’est pas du roman-photo !) mais la poursuite de cette vie solitaire en attendant que quelque chose se passe, c’est-à-dire que naisse l’émergence de nouveaux rapports.
Une chose s’impose dès les premières images, c’est l’espace presque dénudé, vide et très ouvert (les fenêtres sont largement ouvertes vers l’extérieur) dans lequel évolue la femme. Les gestes sont amples, car il n’y a nul risque à ce qu’elle se cogne à un objet trop encombrant, mais ils ne sont jamais démesurés. Pas de maniaquerie obsessionnelle de l’ordre, comme dans Jeanne Dielman, ni une toute puissance des objets. La femme les maîtrise et les neutralise.
Ainsi, lorsque l’extérieur intervient, il n’est pas vécu comme objet. Si dans le film de Chantal Akerman, le trop plein des objets connotait l’aliénation de la femme, leur absence, ou plutôt leur discrétion témoigne, dans La Femme gauchère, d’une conscience totale de la connaissance de sa propre situation avec la préférence d’entamer une nouvelle vie, avec tous les risques que cela comporte, que de se complaire dans la routine quotidienne de sa vie de couple. Ce n’est pas tant l’idée du couple mais la « consommation » qu’il en est faite, qui est mise en pièce dans ce film.
Peter Handke sait filmer un lieu (une ville) jusqu’à nous rendre familier tout un environnement. Regardez ces images de crépuscule, de quai de gare désert où quelque train de banlieue, bruyamment, surgit et cisaille l’espace et l’écran. Il faut voir cette flaque d’eau hérissée par le déplacement d’air occasionné par le passage ultra-rapide d’un train. Peter Handke sait trouver des lieux inédits, tel ce café étrange en bordure de voie ferrée, telles ces rues montantes désertes bordées de pavillons où, paisiblement, vivent ses habitants calfeutrés, telle cette esplanade d’où l’on découvre en contrebas toute la ville, telle la maison d’habitation où vit la femme que Peter Handke compare à un bâtiment ferroviaire, très massue et carrée. Peter Handke sait également reproduire des faits-divers très banals, des moments qui seraient de trop – les vacances du récit – dans maints autres films, mais qui, là, acquièrent une importance accrue.
Il y a dans l’architecture même de ces maisons, une impossibilité à situer géographiquement les lieux de tournage (qui sont Clamart et Meudon). À ce propos, Peter Handke signalait que c’est « une contrée changeant ainsi de nationalité à chaque rue, rappelant à chaque fois un autre paysage européen : une petite ville de Hollande, des maisons du Danemark, une banlieue londonienne, une « fausse province française », mais aucune ne rappelant Paris ».
Je ne voudrais pas terminer sans dire un mot sur les rapports du roman avec le film. On sait que plus d’un romancier s’est cassé les dents en voulant transposer son texte au cinéma. Pour Peter Handke, le passage s’est réalisé sans douleur. Dramaturge, écrivain à succès, scénariste de Wim Wenders, il risquait gros : perdre l’estime qu’il avait recueillie au fil de ses années d’écriture. Je ne vois que Marguerite Duras, dans un passé récent et Marcel Pagnol, il y a plus longtemps, à avoir réussi ce grand saut. (On sait que le malin Robbe-Grillet n’a jamais adapté un de ses romans à l’écran puisque, pour chacun de ses films, il a écrit spécialement un scénario original).
Le romancier Peter Handke se révèle donc cinéaste dans La Femme gauchère. La façon dont il utilise le temps et l’espace indique clairement, dans quelles résolutions modernes il s’engage. Par sa pudeur, son sens de l’ellipse, son refus de tout effet trop appuyé, sa volonté d’accorder une place fondamentale au montage, toujours brutal avec des plans qui s’entrechoquent avec violence, le scénariste de Faux mouvement apporte les preuves de sa totale assimilation du cinéma. Mieux même, le film s’inscrit dans un double refus : d’un cinéma littéraire et d’un cinéma spectaculaire.
Comme Robert Bresson, Fritz Lang, Chantal Akerman, Alfred Hitchcock, Jean-Luc Godard, Marguerite Duras, Jacques Tourneur, le cinéma de Peter Handke joue sur les hors-champs, c’est-à-dire sur la suggestion, le non-vu par toutes sortes d’effets de montage, de trucs de mise en scène. Jacques Tourneur ne déclarait-il pas, à propos des films d’horreur, qu’on « ne voyait jamais ce qui cause l’horreur, on ne voyait que la menace. (...) Le grand tort de beaucoup de films d’horreurs, c’est de montrer le monstre. Il ne le faut pas ». Qu’il soit entendu.
Gérard Courant.
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