BERLIN EXPRESSde JACQUES TOURNEUR.
Cinéma 81, n° 275, novembre 1981.
Qu’est-ce que ressent le critique quand il s’apprête à écrire sur l’un des cinéastes les plus mythiques et les plus inventifs ? Et bien, le critique, il tremble devant sa feuille blanche. Car Jacques Tourneur, ce fabuleux artisan de Hollywood, donne le frisson à celui qui s’attache laborieusement à jeter des mots les uns à la suite des autres sur ces images qui bougent. Son travail est tellement évident et intouchable que le stylo fait des glissades sur ces images lisses à souhait. Et d’ailleurs, pourquoi Jacques Tourneur est-il un grand cinéaste ? Uniquement parce qu’il ne savait pas qu’il était grand. Il imaginait que tous les cinéastes étaient du même niveau que lui jusqu’au jour où Val Newton, ce producteur rêveur et lucide, avec qui il venait de faire trois films dont Cat People et The Leopard Man, lui fit comprendre qu’il était quelqu’un en mettant les voiles vers d’autres cieux. À Hollywood, deux génies ne restaient pas longtemps ensemble sinon ils s’éclipsaient.
Il n’est pas difficile, alors, d’imaginer que je vais faire une critique démente de Berlin Express qui ressort en même temps que cette Scandaleuse de Berlin, simplement parce qu’il m’a mis sens dessus dessous, oui, simplement parce que perdre son équilibre, bref, être en état d’apesanteur après avoir vu un film, n’est-ce pas le plus bel éloge qu’on puisse lui adresser ? N’est-ce pas la plus belle déclaration d’amour qu’on puisse lui offrir ? Comment dire le plaisir de révéler son état vacillant devant un objet insensé de simplicité, fou de gravité et grave de sincérité ? Et d’abord, je voudrais que le lecteur s’arrête, là, pose sa revue et fouille dans sa bibliothèque de Cinéma pour y chercher cet extraordinaire entretien avec Jacques Tourneur paru dans le numéro 230, le lire, le relire et comprendre qu’il a entre les mains et devant ses yeux les plus belles déclarations d’amour sur le métier de cinéaste que je connaisse. C’est limpide, précis, passionné, unique, émouvant, passionnant. Je crois que celui qui n’a pas lu cette conversation avec Jacques Tourneur ne sait pas vraiment ce qu’est le cinéma même s’il connaît tout Griffith, DeMille, Lang ou Ford, ces industriels de la pellicule qui ne seraient pas tout à fait ce qu’ils sont sans des cinéastes aussi rares et précieux que Tourneur.
J’arrête là mes comparaisons, mais tout ça, on le voit en un coup d’oeil : le sang qui coule sous la porte (Cat People), Robert Mitchum pêchant dans les Rocheuses (Out of the Past), Robert Ryan criblé de balles et sain et sauf ! dans son réceptacle géant (Berlin Express), l’assassin tremblant comme une feuille (The Leopard Man), la mort enivrante (I Walked with a Zombie), tout ça éclate aux yeux dans un terrible mélange de studios et d’extérieurs, de détails presque invisibles et d’évidences scénariques, de volonté de s’activer et de désir de prendre son temps. Tout ça, on le voit bien, il faut en parler comme on parle des yeux de la Joconde ou des sourires de Gene Tierney dans Leave her to Heaven, en dérivant joyeusement sur le celluloïd et en s’éclatant dans le délire d’une foule de détails qui vont d’une silhouette, bien droite, bien habillée, d’un costume bien plissé à un visage impassible malgré la peur.
Car, en définitive, qui est Jacques Tourneur ? Un rêveur terre-à-terre ? Un artiste déguisé en artisan ? Un industriel bricoleur ? Un self made man fils à papa ? Un montreur d’ombres éclairé ? Tout ça à la fois et rien de tout ça. Un cinéaste qui fait des films en racontant des histoires dans lesquelles le plus large public puisse se calfeutrer langoureusement ou peureusement, marcher à tous les pièges tendus par le cinéaste et, mine de rien, avoir réussi son coup de faire peur, de faire pleurer et recevoir les applaudissements du travail bien fait.
Vous me direz : vous vous éloignez de votre sujet qui est Berlin Express. Pourquoi ? Tout ça, parmi mille autres choses, est dans le film. Vous voulez savoir comment on enlève un médecin dont l’identité est cachée, comment, il y a trente ans, Tourneur montrait les nazis ridicules de la même manière que Fassbinder montre les terroristes dans La Troisième génération, comment on voyageait de Paris à Francfort juste après la Guerre, comment on croyait encore, un an avant la Guerre Froide, à l’amitié entre l’Est et l’Ouest ? Que sais-je encore ? Que Robert Ryan, comme tous les personnages éclairs et perdus de Berlin Express, n’en sait pas plus au bout de son aventure sur lui-même et sur les autres. Car le seul à savoir un peu de choses sur les événements, et donc sur lui-même, le clown, meurt.
Les films de Jacques Tourneur sont impossibles à saisir d’où le patinage incessant pour ceux qui tiennent à agripper quelques vérités, quelques savoirs, quelques leçons d’une oeuvre – on peut parler d’oeuvre après tant d’ouvrages –, car ses films sont, à force de justesse et de forces secrètes, complètement fous, très voisins de ce proverbe latin : « Il n’y a de véritables fous que ceux qui ne le sont jamais ». Et Berlin Express, Cat People, The Leopard Man, I Walked with a Zombie ne sont peut-être pas des chefs d’oeuvre, mais ils sont poignants. Et pourquoi le sont-ils. D’abord, parce que le scénario est impeccable. Ensuite, parce que les lumières sont étranges. Parce que les acteurs s’en sortent très bien. Enfin, parce que tout, dans la mise en scène, est construit sans filet. Et c’est en ça que tous ses films, que Berlin Express le montre à chaque plan, à chaque raccord, à chaque déhanchement.
Berlin Express n’est pas un film de l’entre-deux, comme en voit que trop aujourd’hui. Non, Berlin Express est un cinéma du un et du deux, du un ou du deux parce qu’il est solidement ancré sur ses assises et qu’il n’a jamais de jeu sur ses bases. Et si Tourneur filme de l’entre, quelque part, c’est le jeu entre les personnages, l’impossibilité pour les personnages de vraiment se rencontrer car ils passent comme des étoiles filantes pour s’écraser sur le mot fin.
Revenons au merveilleux Robert Ryan qui veut tout savoir mais qui ne sait rien. Pourquoi ? parce qu’il traverse le film trop vite et lorsqu’il atteint son but de découvrir qui sont les sordides nazis, il est déjà à Berlin noyé dans les décombres de la ville scandaleuse et il lui faudra une maison dans l’ombre pour prendre enfin conscience que l’individu violent qu’il croit être n’est en définitive que l’être le plus doux. Il fallait que l’ami Nick soit dans les parages pour lui passer les lunettes indispensables à sa myopie. Car La Maison dans l’ombre est un film qui éclaire alors que Berlin Express et tous les films de Jacques Tourneur nous plongent encore plus profondément dans les ténèbres. Chez Jacques Tourneur, la lumière naît toujours de la nuit, la vérité sort de l’ombre.
Gérard Courant.
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