Revue Belge du Cinéma, n° 13, spécial Boris Lehman, automne 1985.
Mon cher Boris,
Puisque tes images et tes sons intéressent de plus en plus de monde en Belgique et ailleurs,
puisqu’un livre les concernant est en préparation,
puisque tu m’as demandé d’apporter un peu de mes connaissances et de mon expérience de filmeur à cette entreprise, je me permets de t’envoyer ces quelques notes scripto–visuelles.
Car je me suis dit qu’on allait encore une fois se faire piéger par la terreur de l’écrit. Alors, j’ai cherché les images qui nous avions fait ensemble et j’ai essayé d’y déceler les raisons pour lesquelles, un jour, le jeune Boris a choisi la voie royale et tapissée d’embûches du cinématographe.
Pour cela, il m’a simplement suffi d’aller y voir du côté de Cinématon puisque tu m’as donné deux fois de ta présence devant la caméra.
Le 14 octobre 1978.
Le 13 février 1985.
Presque 7 ans.
Novembre 1978. C’était la dernière année du festival de Paris. Tu errais dans les couloirs de l’Empire...
Nous étions allés sur le parvis de Beaubourg quand il était encore désert et tu t’étais prêté au jeu du Cinématon.
Pendant que je filmais tu avais sorti ton armada d’appareils photos. Tu avais fait un polaroïd, instrument dont tu ne te séparais jamais à l’époque. (Et maintenant ?) J’arrête un moment car il me vient une anecdote. C’était quelques mois après ce Cinématon, quand nos routes s’étaient à nouveau croisées, à Berlin, un soir d’hiver (de 1979 ?), devant une salle de cinéma, Eddie Constantine attendait, là, dans le froid. Tu avais figé Monsieur Lemy Caution, en personne, sur la pellicule.
Tu étais heureux. Heureux comme tu l’étais chaque fois que tu déclenchais un appareil photo ou une caméra.
Je suis persuadé que tous ces polaroïds que tu accumules depuis des années constitueront un film, un film–cousin de Cinématon (À moins que Cinématon soit un film–cousin de ces polaroïds, du fait de l’antériorité de ces derniers !).
Bien sûr, ce Cinématon des origines — de la première année — est rempli d’insouciance et de légèreté. De ton côté. Et du mien.
Était–ce de la dérision lorsque tu choisissais comme unique action de te peigner (en dehors de ton action de photographier) ? Je le crois et je t’en félicite. Tu jouais complètement le jeu. Bravo ! J’ai toujours dit que je commençais à filmer quand les autres n’avaient pas encore commencé ou quand ils avaient déjà fini. L’action de se peigner est, par excellence, le moment de la préparation avant un tournage.
De ce Cinématon de la première heure, peut–être ne pensais–tu pas qu’il serait le maillon d’une collection singulière mais tu présageais bien, par ton comportement face à la caméra, que LE CINÉMA, ET BIEN, IL NE FAUT PAS LE PRENDRE À LA LÉGÈRE car une image, ou 100, ou 1000, ou 3600 (c’est le nombre d’images d’un Cinématon), ça compte et ça reste. Ça ne s’évapore pas par un tour de passe–passe. Au moment où, moi, j’étais en train de filmer, tu te faisais prendre à la magie du cinématographe.
Ciné–miroir, voilà tout.
Que 7 ans plus tard, nous ayons voulu « remettre ça » ne change rien de fondamental à ce qui avait été inscrit dans l’image du Cinématon 34.
Toute la spontanéité,
la naïveté,
le culot
est remplacé
par la maîtrise,
le contrôle,
la précision,
la minutie.
C’est ça le cinématographe !
Plus on apprend, plus on contrôle la « mise en scène », plus on perd de la réalité,
de la vérité (COMBIEN DE VÉRITÉ LÀ–DEDANS... Je ne sais pas),
je dirais même de la vie.
Que tu aies réussi la gageure de te cacher entre les images pour ne faire apparaître que du texte est un joli pied de nez à l’essence même du cinématographe... et de Cinématon.
Après tout, c’est une position courageuse vis–à–vis du premier portrait. Je le répète : on ne fait jamais mieux que la première fois,
que la première prise.
Deux fois, c’est trop.
Et, en parlant de Deux fois, je me demande bien ce que vient faire cette affiche de Hotel New York, de cette image de Jackie Raynal, retroussant ses dessous, émergeant du flou et se perdant dans l’image reflétée du cameraman–cinéaste–Cinématoneur.
Deux fois, c’est vraiment trop.
L’impossible représentation...
C’est vrai, en 7 ans, tu as été en transit à Bruxelles, tu as rencontré Romain Schneid.
Tu as compris qu’on ne peut pas tout montrer,
qu’on ne peut pas tout filmer.
C’est peut–être la leçon que t’ont apportée ces 7 années.
C’est sans doute la différence entre les seventies et les eighties, entre l’insouciance et la gravité, le rêve et la peur.
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