Date : 01/01/2007
À la fin du mois de juin 1988, j’avais été contacté par Ursula Langmann pour participer au tournage d’un film produit par la télévision allemande et réalisé par Harun Farocki et Manfred Blank. Je ne connaissais pas Harun Farocki, si ce n’est de réputation et j’avais rencontré Manfred Blank lors du festival de cinéma d’Orléans en 1981. J’avais même eu l’occasion d’écrire sur l’un de ses films dans Cinéma 81.
Le rendez–vous avait lieu le 6 juillet 1988, à 15 heures au café Aubexal au 119 rue de la Roquette dans le 11e arrondissement de Paris. Nous étions installés sur la terrasse du café et mon activité consistait à feuilleter des revues de cinéma. À 16 heures 25, le tournage de la séquence étant terminé, j’avais réuni Harun, Manfred et l’équipe technique pour les filmer dans le cadre de ma série Portrait de groupe. Cette série est, en quelque sorte, la transposition de la photo de famille en cinéma alors que Cinématon en est la transposition de la photo d’identité. Les participants sont filmés en pied pendant la durée de la bobine Super 8, soit 3 minutes et 20 secondes. Ce portait est le 85e de la série (sur les 235 qu’elle comprend aujourd’hui) et s’intitule En tournage avec Manfred Blank et Harun Farocki. Outre les deux cinéastes et moi, Helmut Handschel, Thomas Schwadorf, Wilhem Welling et Ursula Langmann sont les autres membres de ce Portrait de groupe.
Quelques jours plus tard, je retrouvais Harun Farocki pour le tournage de son Cinématon. Nous étions le mardi 12 juillet 1988. Nous nous étions donnés rendez–vous à mon bureau du 31 rue Gazan, dans le 14e arrondissement, en bordure du parc Montsouris. Mais nous préférâmes faire ce Cinématon à quelques centaines de mètres de là, de l’autre côté du boulevard des Maréchaux, dans les jardins de la Cité Universitaire qui sont beaucoup moins fréquentés que le parc Montsouris. C’est le lieu idéal quand on recherche la tranquillité, indispensable pour le tournage d’un Cinématon.
L’une des règles intangibles du Cinématon est d’être filmé en gros plan du visage, mais il n’est pas stipulé si la tête doit être à l’endroit ! Profitant de ce flou du cahier des charges, Harun Farocki choisit de faire le poirier et de se faire filmer la tête à l’envers ! Il était (c’est toujours indiqué dans le générique !) exactement 14 heures 15.
Le résultat ? Il est surprenant car les lois de l’équilibre et de l’attraction terrestre sont telles que l’on est toujours attiré vers le bas. Pourtant, Harun Farocki s’en tire avec les honneurs ne perdant jamais son équilibre (est–ce visible dans son cinéma ?) et organisant le temps de son portrait avec une minutie qui touche à la perfection. Au départ, le cadre de son Cinématon représente un fragment de pelouse vide de tout objet et sans aucune présence humaine. Puis un bras tenant un chronomètre entre dans le champ. Le bras dépose le chronomètre sur l’herbe. C’est alors que le visage de Harun Farocki entre dans le cadre et que le cinéaste fait le poirier. Une minute environ avant la fin, il arrête ce défi aux lois de la pesanteur et il fait des pompes, son visage étant toujours dans le champ de la caméra.
Autre chose : pendant toute la durée de son Cinématon, des variations lumineuses ne cessent d’éclairer et d’assombrir l’image. On peut imaginer que ce sont ses jambes, dressées dans les airs et faisant écran aux rayons du soleil, qui provoquent ces jeux de lumière !
Conclusion : Harun Farocki passe tout le temps de son portrait à pervertir le cahier des charges sans sortir des règles et des commandements du Cinématon. J’y vois une métaphore du cinéma. De tout temps, pour faire passer leurs idées et leurs styles, des cinéastes ont su pervertir les règles qui étaient liées à la production, aux idées reçues, à l’esthétique dominante.
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