Générique, n° 28, 4 avril 1984.
Pour Dominique Noguez, le cinéma ne s’est jamais limité à la production de films commerciaux. Depuis quinze ans, cet agrégé de philosophie et ancien critique aux Cahiers du cinéma, aux alentours de 1968 – une excellente cuvée – n’a pas arrêté, une seconde de sa vie, de soutenir et de promouvoir le cinéma dit « expérimental » (ou d’avant-garde, ou différent, selon votre préférence). Ce cinéma si difficile à définir que Dominique Noguez a eu la subtilité d’en barrer le mot « expérimental » d’un double trait vengeur. Ce cinéma réalisé souvent en marge de l’industrie cinématographique, en général non narratif, parfois non représentatif, bref anti-NRI, pour reprendre l’expression chère à Claudine Eizykman et à Guy Fihman. Même si, par provocation ou par amour du canular, on se souvient, il y a quelques années, que Noguez fit quelques infidélités à l’expérimental en vantant les prouesses techniques du premier Superman dans Politique Hebdo, tous les efforts de l’auteur d’Éloge du cinéma expérimental convergent en direction d’un unique but : faire connaître le plus possible tous ces cinéastes qui ont choisi de faire des films librement, sans contrainte, à la manière des peintres, des poètes ou des écrivains qui n’ont ne compte à rendre à personne si ce n’est à eux-mêmes.
L’action de Noguez a toujours été multiple. Il fut d’abord critique et essayiste. Personne n’a oublié ses éblouissantes chroniques dans l’Art vivant consacrées aux maîtres de l’avant-garde, aux Gregory Markopoulos, Marcel Hanoun, Werner Nekes, Jonas Mekas ou Andy Warhol. Et derrière le critique talentueux, beaucoup n’avaient pas remarqué l’historien du cinéma dont on peut découvrir la pertinence en lisant ses divers ouvrages, jamais rébarbatifs comme le sont trop souvent les pensums de certains théoriciens du cinéma (non, je ne pense pas à Christian Metz), au style fluide et aérien, toujours vivifiant et bien ancrés dans la réalité du cinéma et de l’art.
Qu’on en juge. Du numéro spécial de la Revue d’esthétique, Cinéma : théorie, lectures (Klincksieck, 1973) à celui intitulé Cinéma de l’an 2000 (Privat, 1984), en passant par Le Cinéma autrement (10/18, 1977), Éloge du cinéma expérimental (Centre Pompidou, épuisé, 1979), 30 ans de cinéma expérimental en France (ARCEF, 1982) et Une renaissance du cinéma –le cinéma « underground » américain (à paraître chez Méridiens-Klincksieck), sans oublier un premier livre, Essai sur le cinéma québécois (éditions du Jour, Montréal, 1970), ces ouvrages ont tous mis l’accent sur cette minorité économique du cinéma que Noguez a toujours considéré comme étant la plus riche et la plus novatrice. Ses livres témoignent en outre d’un vrai talent d’écrivain et nous rappellent qu’il est l’auteur d’un excellent roman chez Robert Laffont, M & R et d’un ensemble de textes où fleurit un humour noir décapant, Ouvertures des veines et autres distractions. Ses livres de critique-essayiste-historien du cinéma ont été une sorte de colonne vertébrale de savoir et d’informations pour toute une génération de jeunes cinéastes français, oubliés par les critiques. Ces derniers ont toujours été plus intéressés de s’étendre sur le énième cabotinage de M. M. De Funès et Belmondo plutôt que d’aller découvrir quelques joyaux du cinématographe au ciné-club Saint-Charles (créé il y a une dizaine d’années par Noguez), à la salle du musée du centre Pompidou ou à la rue d’Ulm autour du groupe Scratch.
Parallèlement à l’écriture cinématographique, l’action – on pourrait même parler de mission – de l’auteur de Tosca et Fotomatar (car Noguez est également cinéaste !), est la diffusion. Dominique Noguez a organisé, depuis dix ans, maintes expositions de cinéma expérimental en France et à l’étranger. Sa dernière réussite est la rétrospective itinérante 30 ans de cinéma expérimental en France. Conçue et réalisée avec Catherine Zbinden, elle réunit 130 cinéastes et 200 films dont les oeuvres de Jean Genet, Isidore Isou, Maurice Lemaître, Jean Cocteau, Jean Mitry, Marcel Hanoun, Alexandre Alexeieff, Wolman, Philippe Garrel, Patrick Deval, Jakobois, Michel Nedjar, Jacques Monory, Giovanni Martedi, Adolfo Arrietta, Patrice Kirchhofer, Joseph Morder, Teo Hernández, Georges Rey, Patrick Bokanowsky, et aussi Pierre Clémenti, Charlelie Couture, Michel Bulteau, Marguerite Duras, Martial Raysse, etc...
Cette rétrospective a voyagé en France (Lyon, Lille, Bourges, etc.) et à l’étranger (Gênes, Francfort, Tokyo, Montréal, New York, etc.).
Il est utile de préciser que Dominique Noguez est également enseignant d’esthétique au centre Saint-Charles (annexe de la Sorbonne) à l’UER d’arts plastiques. Certains cinéastes expérimentaux, et non des moindres, comme Stéphane Marti, Maria Klonaris, Katerina Thomadaki, Christian Lebrat ou Bernard Roué ont bénéficié de l’enseignement rigoureux de Noguez.
Critique et historien, programmateur, cinéaste, enseignant... La boucle est bouclée. Toutefois, Noguez est réaliste. Il sait que le cinéma expérimental sera encore, et pour un certain temps encore, cantonné dans la marginalité car, que faire contre l’ogre cinéma commercial ? Mais Noguez sait, plus qu’un autre, qu’une 2 CV roule plus longtemps qu’une Ferrari. C’est sur la distance que le cinéma expérimental a toujours gagné ses titres de noblesse. Qu’en sera-t-il en l’an 2000 ? Drôle de question. Pas tant que ça. Le dernier ouvrage, dirigé par Noguez, Le Cinéma de l’an 2000, tente de donner une réponse à travers vingt-cinq réactions de cinéastes, théoriciens du cinéma et philosophes. Celle du cinéaste Luc Moullet, me semble la plus saine, la plus visionnaire, voire la plus révolutionnaire : « En 2000, il y aura encore des films en optique (NB : sur support cinématographique), en noir et blanc et muets. Il y aura encore des boeufs devant les charrues ».
Qui dit mieux ?
La fin de la rétrospective 30 ans de cinéma expérimental en France (1950-1980), et la sortie du numéro spécial de la Revue d’esthétique : Le Cinéma en l’an 2000, est l’occasion d’établir un premier bilan de cette importante manifestation et de rencontrer ce personnage hors du commun, sorte d’Henri Langlois, en plus svelte et plus sectaire (c’est une qualité chez Noguez), du cinéma expérimental.
Gérard Courant.
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