JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLESde CHANTAL AKERMAN.
Cinéma différent, n° 1, février 1976.
Le sang neuf du cinéma coule dans ces images statiques où s’installe une tension indicible. Honte à ceux qui se plaignent de l’inexistence d’un nouveau cinéma car, s’ils n’ont pas vu Jeanne Dielman, ils ne savent pas alors que ce film est d’une modernité à couper le souffle et, l’un peut-être ne va-t-il pas sans l’autre, un hommage à l’intelligence et à l’esprit féminins. Et si certains ont ressenti cette oeuvre comme une provocation, c’est parce que Jeanne Dielman s’applique à détruire certains mécanismes ancrés dans nos habitudes mentales. Ce film est un défi à l’encontre de tout un cinéma reposant sur des concepts exclusivement commerciaux.
L’action de Jeanne Dielman se situe dans un appartement bruxellois. Toutes les apparences pourraient nous laisser supposer que Jeanne Dielman, veuve, ménagère et mère d’un fils de seize ans vit une vie sans histoire comme en vivent des milliers d’autres femmes. Chantal Akerman a choisi trois jours de l’existence de Jeanne Dielman qu’elle a transformé en 3 heures 20 minutes de cinéma. La cinéaste a fait appel à sa mémoire : « J’ai alors le souvenir d’abord très furtif et puis qui s’impose très fortement à moi que je voulais dédicacer ce film à ma mère : que je voulais dire Pour ma mère Natalia dite Nelly et que j’ai aussitôt repoussé cette idée par pudeur ou censure... et je me dis aussi que si je n’avais pas connu ma mère je n’aurais pas fait ce film qui n’est pourtant absolument pas le portrait de ma mère ».
La majeure partie de ce film se situe dans un lieu clos : l’appartement de Jeanne Dielman. L’extérieur est montré avec parcimonie : seulement (et très rapidement) un café, des rues, des magasins. C’est tout. En quelques plans, la ville nous est présentée et aucune échappatoire ne semble possible. Prisonnière de son appartement, Jeanne Dielman l’est aussi de la ville, de Bruxelles. Cet extérieur est surtout présent dans les discussions entre Jeanne et son fils et par la visite de clients pour qui, chaque jour, elle se donne entre 17 heures et 17 heures 30. L’extérieur va alors exercer une violence de plus en plus pesante. Le calme apparent du début va vite se fissurer et conduire Jeanne Dielman à un acte imprévisible ( ?) : un meurtre. L’intrusion du plaisir dans sa vie l’a conduite à ce geste que la cinéaste a totalement dédramatisé. « Jeanne se raccroche à un ordre masculin, dit Chantal Akerman, qui n’a plus aucun sens. La mécanique tourne à vide. Un geste la mène au geste suivant et lui permet de tenir. Mais quand pour la première fois, elle prend du plaisir avec le deuxième client, tout se détraque. Il n’y a plus de place dans la vie pour le plaisir ».
Jamais une femme, avec Jeanne Dielman, ne s’était autant approchée de la réalité féminine. « Certainement le premier chef d’oeuvre au féminin de l’histoire du cinéma », titrait le quotidien Le Monde, le soir de la sortie du film. Le film ne nous offre aucune complaisance. L’austérité et l’économie de la mise en scène, ici, deviennent richesse. Chantal Akerman, transfuge d’un cinéma expérimental new yorkais, étonne par sa modernité. « Je suis allée aux États-Unis et ce fut une seconde rencontre décisive, après Pierrot le fou : le cinéma de Michael Snow. J’ai pu réfléchir sur le langage cinématographique que je voulais utiliser et j’ai tourné trois films sans narration ». De ce séjour, elle a ramené l’étonnant Hôtel Monterey.
Dans Jeanne Dielman, les plans durent, s’éternisent et le geste le plus banal acquiert une dimension universelle. L’utilisation des plans fixes, seuls autorisés dans le film, donne à chaque mouvement des personnages et aux choses une noblesse que l’on croyait perdue à jamais dans le cinéma moderne. Pour arriver à ses fins, Chantal Akerman a évité certains pièges comme le gros plan ou le travelling qui auraient brisé l’unité et l’harmonie de son film.
Les dialogues sont rares. Bien souvent, ce ne sont que de faux dialogues, une suite de monologues collés bout à bout. Jeanne Dielman est un film sur le silence que Chantal Akerman maîtrise pour en créer un langage, mais c’est un silence bruité. Chaque son de la vie de Jeanne Dielman est entendu et devient vivant et personnalisé. La moindre goutte d’eau s’écrasant dans l’évier ou le simple touché d’un objet donnent à l’espace une épaisseur sonore et, davantage même, une profondeur et un relief qui en font l’équivalent d’une partition musicale.
Jeanne Dielman, c’est Delphine Seyrig. ChantalAkerman a beaucoup répété avec la comédienne à l’aide d’une vidéo. Sa diction est complètement épurée, d’une sobriété exemplaire et d’une lenteur comme le temps qui s’écoule. Son jeu est intégralement reconstitué. « On m’accuse, poursuit Chantal Akerman, de l’avoir dégradée. Mais c’est comme femme mythique qu’on la dégrade. Car on en fait une femme-objet sans l’avouer. Moi, j’en fais une femme-objet, mais c’est voulu, conscient ».
Chantal Akerman nous montre les faits et gestes de la banalité quotidienne dans leur intégralité. Elle ne triche pas avec le temps. Ces gestes acquièrent alors une nécessité et une présence inattendues dans de longs plans-séquences d’une densité oppressante. Le film joue sur la frustration (la vaisselle montrée intégralement de dos, la confection des repas, les scènes de prostitution hors champ) et invite le spectateur à un travail de perception. Jeanne Dielman modifie totalement la nature même de l’acte consistant à regarder un film. Inutile de préciser que n’importe quel spectateur ressentira l’écoulement lent et meurtrier du temps littéral qui ne cesse de se dérouler sous nos yeux. Cette image nous plonge dans une sorte de profondeur cinématographique qui, soudain, transforme radicalement toutes les modalités temporelles associées jusqu’alors au fait de regarder un film.
Les objets jouent un rôle de premier plan. Ils sont traités socialement. Lorsque Akerman veut dire cette lourde aliénation de la femme par l’homme dans son foyer, ce qu’elle montre ce sont des pommes de terre, un couteau pour les éplucher, un évier rempli de vaisselle, un tablier. Si Jeanne Dielman dépend tant de l’ordre petit-bourgeois, c’est sous la forme de gestes bien précis : la délicatesse quasi rituelle avec lesquels elle plie les vêtements ou range la vaisselle. « L’art ne commence-t-il pas quand on rend les objets intelligents ? », note Roland Barthes.
Dans Jeanne Dielman, l’attention est immédiatement portée sur la qualité de la photographie dont les couleurs sont toujours utilisées avec beaucoup de discrétion et de sagesse. Chantal Akerman et Babette Mangolte, son directeur de la photographie, ont créé des ocres et des bleus clairs qui accentuent l’atmosphère angoissante de cet univers concentrationnaire.
Les rapports femme-mari et mère-enfant sont d’une netteté remarquable. L’absence du père est révélatrice dans les discussions entre Jeanne et son fils. À l’évidence, il manque. Chantal Akerman l’a purement et simplement écarté car il n’a pas su, à ses yeux, assumer son rôle de père et elle préfère conserver le fils – représentant de l’avenir – dont l’éducation est confiée à la mère, seule garante d’une égalité sexuelle, prélude à une égalité tout court. Le fils est lycéen, sensible et intelligent. Il essaie de comprendre les problèmes de la vie dans de longues conversations avec sa mère. C’est un être très réservé qui a de la peine à trouver sa place dans un monde d’hommes. Si Jeanne Dielman, privée de ressource, doit se prostituer, Chantal Akerman montre la prostitution en tant que système sémiologique qui possède une valeur allégorique : elle établit un parallèle entre l’état de cette femme et celui de toutes les femmes qui sont dans une situation de prostitution dans nos sociétés gérées par l’homme.
Le film dépasse largement ce conflit de sexes. En effet, il ne faudrait pas s’imaginer que la condition masculine soit reluisante. Bien que socialement dominant, l’homme se retrouve dans la même galère que la femme : écrasé par une société industrielle qui l’aliène. Le cinéma underground américain consacre une large place à la prostitution mâle (Warhol, Morissey, etc.) dont le but allégorique est identique. Chantal Akerman rejoint les propos de Jean-Luc Godard, à l’occasion de la sorte de Deux ou trois choses que je sais d’elle : « Pour vivre dans la société industrielle d’aujourd’hui on est forcé, à quelque niveau que ce soit... de se prostituer, de se prostituer d’une manière ou d’une autre, ou de vivre selon les lois qui rappellent celles de la prostitution... Dans la société moderne industrielle, la prostitution est l’état normal ».
Parlons de la musique. Elle est réduite au minimum. Seulement deux extraits entendus à la radio. La musique marque une pause durant laquelle Jeanne Dielman, dont c’est le seul moment de détente de la journée, peut se relaxer et se changer les idées.
Dans ce film, le réalisme est dépassé. La diction, la durée et les couleurs nous distancient immanquablement de la réalité et, par ce décalage, tue le réalisme. On a parlé de « film hyperréaliste ». Pourquoi pas ? Chantal Akerman abonde en ce sens : « Je ne voulais pas faire du naturalisme. Mais à partir d’une image très stylisée, atteindre à l’essence même de la réalité ».
Après la projection d’un tel film, quelques noms nous viennent à l’esprit : Andy Warhol (le sens de la durée), Jean-Luc Godard (La force provocatrice de certains plans), Robert Bresson (la diction des acteurs) et, surtout, Ozu (la contemplation).
Si la réussite de Chantal Akerman est tellement évidente, c’est dû à plusieurs raisons. Primo : sa condition de femme l’a placée dans une situation marginale vis-à-vis du monde masculin dominant du cinéma. Elle se trouve sans habitude, sans tradition culturelles. En ce sens, elle a réalisé ce que beaucoup d’autres n’auraient pas osé imaginer. Cette non-perversion par une culture dominante lui a permis d’explorer des contrées peu visitées et, par conséquent, inventer un style nouveau. Bien sûr, il ne suffit pas d’être femme pour être cinéaste, mais, à sa manière, Chantal Akerman est une pionnière et Jeanne Dielman laissera, à n’en pas douter, quelques traces durables dans ce long ruban qu’est l’histoire du cinéma. Deusio : Chantal Akerman est Belge. Nous savons que la Belgique n’a qu’un passé cinématographique modeste comparé à des grandes cinématographies, telle la France, la Grande-Bretagne ou l’Italie. Par son histoire, sa tradition géopolitique, la Belgique, dans sa partie wallonne, est souvent considérée comme une succursale culturelle de la France et, pire, à tort évidemment, détentrice d’une sous-culture. Que la leçon nous vienne d’un film provenant d’un pays minoritaire, cinématographiquement parlant, prouve combien la culture française, tant encensée à l’étranger (mais elle l’est de moins en moins !) est un mythe soigneusement entretenu par l’establishment culturel parisien. En 3 heures 20 minutes de cinéma, Chantal Akerman défait ce mythe et nous propose autre chose. Quoi ? Un refus. Un pied de nez à tous nos concepts culturels. Et encore ? L’éclosion d’un nouveau cinéma. La naissance d’un style, d’une esthétique et d’une manière nouvelle de voir les choses à travers ce formidable filtre de la réalité qu’est le cinéma. Quand le mot fin apparaît, les questions jaillissent de toutes parts et l’on ne peut écarter de notre souvenir ce dernier plan, lorsque Jeanne Dielman-Delphine Seyrig, après son geste fatal, reste assise, impassible, comme un point d’interrogation.
Gérard Courant.
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