PÉCHÉ MORTELde JOHN M. STAHL.
Cinéma 81, n° 273, septembre 1981.
Au fond, la fonction que l’on peut reconnaître aux vieux films – américain, en la circonstance – qui ressortent aujourd’hui sur les écrans est la plus simple et la plus élémentaire. Ces films d’un autre temps sont essentiellement des documentaires. Dans le film qui nous intéresse ici : documentaire sur Hollywood. Documentaire sur les stars. Documentaire sur les méthodes de travail et de tournage hollywoodiennes. Documentaire sur les procédés de couleur. Documentaire sur la bêtise des hommes. Documentaire sur le pouvoir subtil des femmes. Documentaire sur le rêve américain.
Péché mortel est en effet le parfait documentaire du cinéma hollywoodien.
1) Il l’est d’abord et avant tout par la manière dont la star est mise en scène. Gene Tierney – la star, c’est elle ! – est resplendissante tout le temps durant lequel elle doit convaincre d’être aimée par Cornel Wilde. La machinerie hollywoodienne s’emploie à créer tous les artifices : dans un premier temps, les sourires et les regards de la vamp, puis les baisers sur fond de coucher de soleil en Technicolor, les tenues légères en maillot de bain, les promenades à cheval, le maquillage et le rouge à lèvres qui résistent à la nage sous l’eau, de magnifiques résidences dans lesquelles il fait bon vivre, mais où se mijotent les drames les plus tragiques.
Quand la vamp a réussi son projet d’épouser son bien-aimé, elle est transformée. Il ne s’agit plus de séduire mais au contraire de détruire l’être qui fut aimé – l’être « vampé ». Tout ce long et minutieux travail d’embellissement et de « starification » de la femme, à son tour, est effacé par une tâche tout aussi méticuleuse : il faut l’enlaidir. Apparaissent les lunettes de soleil, des maquillages discrets, un teint pâle, le regard noir, des pommettes de marbres.
Si Gene Tierney perd de son charme, elle gagne un quelque chose de plus troublant dans sa passion criminelle. Nul doute qu’à l’époque, c’est dans la première partie, lorsque Gene Tierney est sublimement amoureuse, que le public préférait l’actrice.
Péché mortel, c’est l’âge d’or d’Hollywood. John Stahl ne retient, comme c’était l’usage, que les moments forts de l’interprétation de ses acteurs. Tout l’effort du cinéaste consiste à maîtriser les obstacles pour éviter les accidents : une mimique incontrôlée, une intonation involontaire. Les défauts ne sont jamais permis. Hollywood, surtout quand il s’agit d’une romance amoureuse, se doit d’être le reflet de la perfection, du propre même si des événements dramatiques se préparent.
2) Les couleurs du Technicolor, parfaitement conservées, constituent peut-être ce qu’il y a de plus nostalgique dans ce film. Et c’est dans cette nostalgie que réside ce qu’il faut bien appeler un transfert du sujet du film. Bien sûr, l’histoire de l’amour et de la trahison des deux amants puis la mort d’Ellen ne se sont pas évaporées du regard du spectateur d’aujourd’hui. Tout comme le dialogue, le découpage, le montage, le jeu sans faille des acteurs. Tous ces éléments qui constituent la mise en scène sont relayés par un intérêt qui déborde peu à peu tous les autres : les couleurs du Technicolor. En désirant épouser de plus en plus fidèlement le réel et en utilisant des couleurs de plus en plus réalistes, c’est-à-dire neutres, le cinéma d’aujourd’hui s’est détaché de ses propres fondements et de sa propre réalité cinématographique.
Les couleurs de Péché mortel modifient notre regard. Le film de John Stahl n’est qu’une suite de magnifiques cartes postales enfilées les unes à la suite des autres. Et qu’est-ce qu’une carte postale ? Un moment de bonheur, un souvenir, un message, l’amitié, l’amour, la passion...
Les bleus, les roses, les rouges, les verts de Péché mortel séduisent et bercent notre regard. C’est kitsch, c’est baroque, dites-vous ? Oui, car ici seules comptent les couleurs. Je ne connais que très peu de films récents dans lesquels la couleur est si brillamment utilisée pour sa forme et pour son sujet : je citerais volontiers Hamlet, ce film anglais très rare de Celestino Coronado, Coup de coeur de Francis Ford Coppola, Hammet de Wim Wenders, Passion de Jean-Luc Godard.
3) Le rêve américain, enfin, qui est le second sujet en « creux » de Péché mortel. Comme les acteurs, l’American Way Life doit convaincre sans cesse ; aucun répit ne lui est permis. Les personnages déambulent d’une résidence à une autre, d’un lieu de plaisirs et de vacances à un autre, du Nouveau Mexique aux Montagnes Rocheuses (sans oublier la plage du Pacifique). C’est évident quand on voit Péché mortel, le rêve américain, en 1945, c’est de posséder une belle baraque à soi et de former un couple. Aussitôt le couple Tierney-Wilde séparé qu’il s’en reforme un nouveau (avec l’assentiment de la justice) même si l’un des amants y a payé de sa vie. Peu importent. Dans le mélo hollywoodien de cette époque dorée, le rêve plane très au-dessus des contingences de la vie (ou de la mort).
Gérard Courant.
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